Eloy De La Iglesia - José Luis Manzano: amour, gloire et destruction
Peu connu il y a encore quelques temps en France, enfin reconnu tant du public que de ses pairs il n'y a seulement que quelques années dans son pays d'origine, l'Espagne, Eloy De La Iglesia fait aujourd'hui partie des valeurs sûres du cinéma ibérique. A travers une oeuvre choc composée d'une vingtaine de films il a su mettre intelligemment en évidence les marges, la misère, la dérive et la violence de la société espagnole post franquiste, jeter un oeil à la fois critique et fortement provocateur sur un pays en pleine transition tant sociale que morale en proie à un profond malaise, le tout sur fond de sexualité / homosexualité exacerbée.
Après la projection de l'intégralité de sa filmographie à la Cinémathèque de Paris au cours de l'été 2023 et la sortie d'un coffret regroupant trois des quatre quinquis qu'il réalisa consacrer un dossier au cinéaste était donc une évidence pour le Maniaco. Mais attention! Le but premier de ce nouveau dossier n'est pas de s'intéresser en profondeur ni à sa filmographie ni même à son parcours professionnel. Beaucoup d'autres s'y sont déjà attelés bien avant nous et de manière bien plus professionnelle que nous ne l'aurions fait. Certes ce dossier y reviendra obligatoirement mais sous la forme d'une simple présentation. Le but
premier de ce nouveau dossier est avant tout de s'attarder sur un aspect beaucoup plus spécifique de la vie du cinéaste dont on parle que trop peu du moins en France où le sujet semble étrangement assez malaisant. Il s'agit de la relation qu'entretenait le réalisateur avec son jeune acteur fétiche devenu une icône du cinéma quinqui, José Luis Manzano décédé à tout juste 29 ans d'une overdose.
Si trop souvent en France on peut lire ou entendre ça et là que leur relation amoureuse n'est qu'un mythe, qu'une légende, il en va différemment en Espagne. Le metteur en scène et son poulain ont bel et bien vécu une longue et tortueuse histoire sentimentale débutée en
octobre 1978. C'est cette relation que nous allons tenter de décortiquer, de comprendre en se basant sur les articles parus dans la presse espagnole d'époque, sur les interviews données par les deux principaux protagonistes et surtout sur "Lejos de aqui", un ouvrage essentiel de quelques 800 pages écrit par le cinéaste, enquêteur et historien Eduardo Fuembuena dans lequel l'auteur narre et analyse de manière détaillée, hyper réaliste, cette relation toxique tant professionnelle qu'amoureuse. Pour se faire Fuembuena a travaillé onze ans sur ce livre. Il a interrogé la famille, les amis, les proches de Manzano, enquêté et effectué un travail de fourmi. Onze ans de labeur pour retracer l'histoire de José Luis et Eloy De La Iglesia dans l'Espagne d'hier, l'histoire d'un amour fou, d'une symbiose, d'une amitié, d'une complicité mais aussi celle d'une passion, d'une dévotion au cinéma sur fond de prostitution et de drogues. Cette histoire est en effet celle aussi de deux toxico-dépendants et de leur douleur, deux âmes qui tentent désespérément de survivre. Le livre fut publié en 2021 puis par la suite adapté pour la télévision espagnole, une série en ayant été tirée quelques mois plus tard.
Dans un premier temps ce nouveau dossier survolera la carrière de Eloy De La Iglesia puis s'intéressera à la biographie la plus complète que possible de José Luis Manzano. Un troisième chapitre sera ensuite consacré à la relation torturée du metteur en scène et de son jeune amant et acteur fétiche avant de terminer sur un inévitable parallèle avec Pier Paolo Pasolini dont l'histoire tant personnelle que professionnelle sous bien des angles ressemble à celle de De La Iglesia, l'ensemble illustrée par une pléthore de photos du réalisateur et du prince du quinqui José Luis.
Eloy De La Iglesia ou les prémices d'un brillant avenir:
Issu d'une riche famille basque Eloy German De La Iglesia Diéguez, s'il voit le jour le 1er janvier 1944 à Zarautz, va cependant passer son enfance à Madrid. C'est assez tôt qu'il décide d'embrasser une carrière artistique et exprime le désir de devenir metteur en scène. Beaucoup trop jeune il lui est impossible d'entrer dans une école de cinéma en Espagne puisque les étudiants qui souhaitent s'y inscrire doivent avoir au minimum 21 ans. Le jeune Eloy va donc déménager à Paris et intégrer un temps les rangs du célèbre institut des
hautes études cinématographiques. De retour en Espagne quelque peu découragé par les lois de son pays il préfère abandonner ses rêves artistiques pour étudier la philosophie et la littérature.
Il revient cependant très vite à ses envies premières. Fort de ce qu'on lui a enseigné à Paris il commence à mettre en scène des pièces de théâtre pour enfants puis à travailler pour la télévision espagnole pour laquelle il va écrire de très nombreux scénarii. A tout juste 20 ans Eloy commence à se faire un petit nom dans l'univers des programmes pour la jeunesse.
Du cinéma pour enfants aux oeuvres plus engagées:
Il lui faut attendre ses 22 ans pour qu'il puisse réaliser son tout premier film. En 1966 sort ainsi Fantasia 3, un petit film pour enfants plutôt naïf et maladroit composé de trois segments. Deux ans plus tard, en 1968, il tourne son second long métrage, Un gout amer dans la bouche, un drame sordide écrit durant ses obligations militaires. De La Iglesia y met en place des thèmes et univers qui lui seront par la suite chers: atmosphère morbide, décadence, frustrations et refoulement sexuel. Le film est très mal perçu par le public et la censure franquiste. C'est un échec comme son troisième film, Ring, un mélodrame situé
dans le milieu de la boxe auquel l'entourage du réalisateur ainsi que son père participèrent financièrement.
Il faut attendre sa quatrième réalisation, en 1971, pour que le public commence à s'intéresser au cinéaste. El techo de cristal / Le plafond de cristal, un thriller mortifère, troublant, est acclamé par la critique. La carrière du metteur en scène peut enfin décoller. Vont suivre deux autres métrages, La semana del asesino / La semaine d'un assassin / Cannibal man et Nadie oyo gritar / Personne n'a entendu crier qui avec Le plafond de cristal forment une trilogie qui va définitivement installer l'univers du réalisateur et l'imposer au public. A cette époque Eloy De La Iglesia est membre du parti communiste espagnol.
A travers ses oeuvres qu'on peut aisément qualifier de contestataires il ne cherche qu'à illustrer de façon souvent violentes ses convictions politiques et dépeindre le pourrissement de la société espagnole d'alors. Encore plus dérangeant pour l'époque il y aborde tout en filigrane l'homosexualité toujours tabou en Espagne (clairement dépeinte par petites touches dans Cannibal man, des scènes de baisers ayant même été tournées mais retirées volontairement au montage) dont il fera un de ses cheval de bataille, étant lui même homosexuel et ne s'en cachant pas. Déjà dans ses oeuvres précédentes l'homoérotisme y était omniprésent, ostentatoire, le cinéaste aimant régulièrement déshabiller ses comédiens souvent de manière virile en exposant leur torse dénudé, en captant un regard,
en les mettant en scène de façon subtilement fantasmatique pour le spectateur qui en oublie l'espace de quelques secondes l'élément féminin. Très controversé il s'attire les foudres de la censure du régime franquiste qui l'a désormais dans son collimateur. Les deux films suivants du cinéaste s'ils délaissent les univers de ses précédents n'en mettent pas pour autant de coté ses sujets de prédilection. Dans Le bal du vaudou, une fable de science-fiction inspirée d'Orange mécanique, il décrit une société néofasciste où la perversion sexuelle s'avère être la seule solution pour être enfin libre, se débarrasser des
carcans sociaux, tandis que dans Juego de amor prohibido / Jeux interdits de l'amour inspiré cette fois des idées du Divin marquis il prône les plaisirs du triolisme à travers des jeux aussi dangereux que sadiens. C'est avec ce film qu'il introduit également ce qui dans ses futures réalisations seront des thèmes récurrents, les conflits générationnels vus à travers le sexe et l'évolution sociale.
A la mort de Franco De La Iglesia va pouvoir enfin dépasser ses limites et ouvertement parler de sexe sous toutes ses formes. Hétérosexualité, bisexualité, homosexualité (dont il est un militant) mais aussi les déviances sexuelles comme la zoophilie sont désormais au
centre d'intrigues qui tentent à montrer au public comment assumer ses choix, son identité sexuelle, sa libido dans une société ravagée en pleine déliquescence. Les quatre films qu'il signe entre 1977 et 1979 en témoignent et sont devenus au fil du temps des oeuvres majeures du cinéma ibérique mais aussi des films phare de sa carrière. S'il aborde la zoophilie dans La criatura / créature (une femme trouve bien plus de réconfort et d'amour avec son chien qu'auprès de son notable d'époux) c'est surtout sa trilogie gay qui va révolutionner le cinéma espagnol tant il va loin dans la démonstration de ses idées, la manière crue dont il les expose, sans fard ni détour, osant ce qu'aucun cinéaste espagnol n'avait encore osé tenter.
Avec Plaisirs cachés et La femme du ministre il aborde la bisexualité et l'homosexualité, celle d'un banquier marié et bisexuel qui s'éprend d'un jeune gigolo pour le premier, celle d'un politicien qu'on fait chanter après qu'on ait découvert qu'il entretenait une relation amoureuse avec un adolescent pour le second. Le troisième, El sacerdote, va encore plus loin puisqu'il évoque les tentations, les désirs fous et les tourments d'un prêtre attiré par les jeunes garçons mais également hanté par les récits érotiques des pêcheurs qu'il confesse, obsédé par son adolescence où l'initiation sexuelle de ses camarades se faisait en enculant des oies.
Alors que l'homosexualité est toujours réprimée en Espagne malgré la chute du général Franco De La Iglesia traite du sujet de manière frontale en examinant différents milieux sociaux. En parallèle il dresse un portrait sans concession de l'Espagne post-franquiste, celui d'un pays en voie d'explosion après des années de répression et d'interdits à la vue d'une liberté enfin retrouvée mais pas encore entièrement acquise. Los placeres ocultos met en avant le rapport étroit qui existait entre le sexe et l'argent, celui gagné par les rapports tarifés, homosexuels ou hétérosexuels, et celui qui achète tout dont les corps et parfois
même l'amour. Il examine aussi le paysage gay de l'époque avec la lente naissance des premiers mouvements homosexuels, les premiers combats qui tentent de faire avancer les choses, l'arrivée des premiers bars et cabarets gay. Il nous immerge au coeur même des lieux de drague homosexuelle madrilènes où jeunes gigolos et autres taxi-boys se pavanent, nous entraine du coté des cinémas de quartier transformés en "branloirs" et "suçoirs" publiques, des halls de gare et des urinoirs publiques où fourmille une jeunesse prête à s'offrir au premier venu ce qui à cette époque n'était pas forcément perçu comme de la prostitution mais comme un simple acte de plaisir.
Avec El sacerdote / Le prêtre, qui reste certainement son oeuvre la plus virulente, la plus
audacieuse, l'Eglise est mise face à une sexualité débridée jugée hérétique, contre nature, ébranlant à travers ce prêtre vivant très mal tant sa libido que son attirance pour les jeunes garçons toutes les institutions religieuses d'alors (et d'aujourd'hui?).
C'est le monde politique que El diputado met en exergue. Eloy De La Iglesia met en lumière ce qui se trame dans l'ombre des politiciens et d'une démocratie de façade puisque la liberté d'expression et de pensée est encore entravée. On frappe, on torture, on réprime le communiste, une menace constante incarnée par les services de la police secrète qui
traque, épie, prête à abattre son couperet tandis qu'on fait semblant de tendre la main aux marginaux (l'homosexuel) mais tout n'est là encore qu'hypocrisie.
La chute du franquisme permet aussi aux cinéastes de se permettre bien plus qu'autrefois. De La Iglesia peut ainsi dresser un portrait de l'homosexualité bien plus juste et précis. Il peut désormais déshabiller complètement ces jeunes acteurs, se permettre des gros plans sur leur sexe, filmer de rapides scènes de masturbation et de fellation simulées mais toujours avec sensualité, de façon quasi fantasmatique. Quant à l'univers homosexuel le
cinéaste se tient à des années lumière des gentils clichés proprets, habituels. C'est le monde de la nuit qu'il nous fait découvrir de manière toujours très réaliste, celui des taxi-boys et des jeunes prostitués, une jeunesse prolétaire en quête d'un peu d'argent facile qu'elle trouve dans les lieux de drague sauvage, le long des avenues, les cinémas de quartier, les urinoirs publiques, les halls de gare et demeures bourgeoises servant de lupanar à ces gigolos tout juste majeurs.
Après cette trilogie Eloy De La Iglesia va dés la fin de l'année 1979 se remettre au travail et
préparer ce qui sera cette fois une quadrilogie, l'avènement d'un nouveau genre peu connu en France mais qui en Espagne va dans les années 80 devenir un genre phare du cinéma ibérique, le cinéma dit quinqui (voyou en espagnol). Si ce nouveau style avait connu quelques intéressants balbutiements à la fin de la précédente décennie (La Corea, Chely) De La Iglesia va lui donner ses lettres de noblesse et devenir avec José Antonio De La Loma un des pères emblématiques du genre. Alors qu'il est à la recherche des jeunes acteurs qui seront à l'affiche du premier film de la série, Navajeros, le réalisateur repère en octobre 78 José Luis Manzano, un garçon de 17 ans qui très vite va devenir plus que son
comédien fétiche, il sera sa muse mais surtout son amant, pour le meilleur et surtout le pire. José et Eloy ne se quittent plus tant dans la vie que sur les plateaux de tournage où la drogue circule ouvertement. Cette fin de décennie et surtout les années 80 marquent malheureusement le début des addictions à l'héroïne du metteur en scène.
José encore novice sera à l'affiche des trois autres quinquis que tourne De La Iglesia entre 1980 et 1984, Colegas, El pico et El pico 2. Chacun de ces quatre films, comme tous les quinquis de manière générale, mettent en avant le profond malaise social que traversait alors un pays où le spectre du franquisme était encore bien présent, une Espagne en proie
à la misère, à la pauvreté, au chômage qui frappait plus spécialement toute une jeunesse à la dérive qui trouvait outre un peu d'argent pour survivre un semblant de réconfort illusoire dans la drogue, la prostitution, la violence pendant que l'ancienne génération s'accrochait aux valeurs d'hier. Bien plus que ses confrères à l'exception de De La Loma De La Iglesia filme sans fard, sans détour cette jeunesse abandonnée avec un réalisme souvent poignant tant sur le plan social et moral que physique et sexuel. Ce sont des oeuvres crues, très dures, fortement sexuelles tournées avec de jeunes acteurs non professionnels choisis dans la rue qui côtoyaient de grands noms du cinéma ibérique. Après une adaptation du
Tour d'écrou qui ne connaitra pas un grand succès, Le nouveau tour d'écrou, le cinéaste retrouve José Luis en 1987 pour La estanquera de Vallecas / La buraliste de Vallecas, une sympathique tragi-comédie qui mêle cinéma quinqui et comédie populaire. Les choses vont aller de mal en pis pour le réalisateur en grande partie due aux addictions de son jeune amant. En pleine tourmente, sans travail, José Luis replonge dans la drogue après quelques années sereines. Leur relation déjà compliquée en pâtit. Pour tenter de comprendre ce qui passe dans sa tête et mieux pouvoir l'aider à s'en sortir Eloy de La Iglesia le suit dans sa descente aux enfers.
C'est le début de la fin tant pour José que pour le metteur en scène qui cependant parvient à sortir définitivement du giron de la drogue en 1988. Le jeune garçon après plusieurs séjours en centres de désintoxication succombera quant à lui à une overdose en 1992 au domicile de De La Iglesia. Totalement abattu, le cinéaste replonge dans l'enfer de la drogue et mettra presque dix ans à faire son deuil et surmonter la perte de son compagnon, dix longues années où il ira de cures en rechutes avant de finalement réussir à définitivement s'en sortir. Son amour pour le cinéma reprend le dessus et lui donne la force de sortir la tête de l'eau. Il met en scène une adaptation de Caligula avant de retrouver les studios de tournage, la première fois depuis quinze ans. En 2003 sort son nouveau film, L'amant bulgare, tiré du roman
éponyme, une tragédie amoureuse où on retrouve les obsessions du cinéaste, les amours d'un quadragénaire pour un jeune garçon non plus madrilène mais bulgare. Les temps ont changé mais ses thèmes de prédilection sont toujours là même si la puissance des oeuvres passées n'est plus aussi forte. L'amant bulgare sera malheureusement son chant du cygne. Déjà fortement affaibli par toutes ces années d'addiction on lui diagnostique maintenant une tumeur au rein. Eloy meurt le 23 mars 2006 suite aux complications d'une opération qui avait pour but de la lui enlever. Longtemps ignoré y compris dans son pays d'origine le cinéma de Eloy De La Iglesia ne sera redécouvert et réhabilité que bien des années plus tard notamment en France après que l'intégralité de son oeuvre ait été diffusée à la Cinémathèque de Paris au printemps 2023 tandis qu'en Espagne il y est considéré aujourd'hui comme un cinéaste phare.
José Luis Manzano ou la chute de l'ange:
José Luis Manzano est né le 20 décembre 1962. Issu d'une famille particulièrement destructurée ses origines restent floues. Ses parents seraient des immigrants venus de la région de La Mancha. Sa mère serait originaire de Urda et son père à qui il doit son nom de famille, Manzano, serait de Consuegra mais à ce jour on ne peut en être certain à 100%. José Luis serait le troisième d'une fratrie de huit garçons. Enfant de la rue il passe sa prime jeunesse au centre hospitalier de Virgen De La Torre non loin de Vallecas, un district de Madrid. Afin de survivre José qui n'a même jamais connu l'école primaire, il est quasi
analphabète, doit commencer à travailler dés l'âge de 12 ans notamment comme serveur dans une auberge. C'est à cette époque que le jeune José est victime d'un grave accident. Il glisse sur le sol de l'auberge et se fracture la colonne vertébrale. Entre soins et rééducation il est immobilisé durant neuf long mois. Lui qui rêvait de faire carrière dans le sport voit ses espoirs définitivement s'envoler. De cet accident il en gardera en effet des séquelles à vie. Non seulement on lui a retiré le tibia pour le fixer à sa colonne détruite mais sa croissance s'arrête (il ne dépassera plus les 1m70) et n'aura aucun poil sur le corps d'où cet aspect adolescent qu'il gardera tout au long de sa courte vie.
Une fois rétabli José Luis comme des milliers d'autres jeunes espagnols de cette époque se retrouve au chômage. En cette fin d'années 70 l'Espagne qui sort tout juste de l'ère franquiste traverse en effet une grave crise sociale, une crise sans précédent. Commence alors pour lui une lente descente aux enfers. Sans travail, sans ressource il sombre dans la délinquance, vit de menus larcins et se prostitue régulièrement, un régime qui est malheureusement celui d'une grande partie de la jeunesse ibérique. C'est à cette époque, en octobre 1978, qu'il fait la connaissance de Eloy De La Iglesia. Le célèbre metteur en
scène l'avait repéré alors qu'il tapinait au centre de Madrid, à la Porte Billares Victoria, là où les jeunes banlieusards se prostituaient pour un peu d'argent. Il est de suite séduit par sa fougue, son humour, son sens de la répartie et son côté jovial. C'est pour Eloy un véritable coup de foudre. Il décide de le prendre sous son aile. José Luis n'a que 16-17 ans mais il accepte l'aide de celui qui va très vite devenir son mentor et amant. A cette époque l'adolescent vivait dans les maisons sociales de l'UVA de Vallecas qu'il quitte rapidement pour s'installer dans l'appartement du réalisateur qui va lui donner une éducation et l'intéresser au cinéma. C'est le début d'une relation sentimentale passionnée, foudroyante,
entre le jeune garçon et le sulfureux cinéaste même si à coté José Luis continuait d'avoir des copines et autres flirts féminins. C'est aussi le début de leur collaboration artistique. De La Iglesia écrit en effet son nouveau film, Navajeros, le premier d'une série de quatre considérée aujourd'hui comme une des bases du cinéma quinqui. Pendant plusieurs mois le cinéaste va préparer son poulain et jeune amant afin qu'il en tienne le premier rôle, celui de El Jaro, un délinquant de 15 ans qui avait fait la une des journaux en 1979. Navajeros retrace sa brève vie, celle d'un adolescent livré à lui même, un dealer et voleur amoureux d'une prostituée qui pourrait être sa mère et qui succombera sous les balles des autorités.
Pour sa toute première prestation devant la caméra non seulement José Luis crève l'écran mais son jeu est surtout stupéfiant de crédibilité tandis que la caméra du réalisateur le sublime, le met en valeur, dévoilant sans pudeur ce que l'a de plus intime lors de nus frontaux souvent osés. Sa voix sera simplement doublée, sa récitation étant encore très imparfaite. L'Espagne ne se trompe pas et va rapidement faire du jeune néophyte sa nouvelle idole, une des stars incontournables du cinéma quinqui aux cotés de José Luis "El Pirri" Fernandez et Angel Fernandez, le poulain de De La Loma. Après une courte apparition dans Barcelona Sur de Jordi Cadena l'année suivante José Luis va enchainer les films
pour son pygmalion. Il est au centre des intrigues de Colegas en 1982, de El pico / Overdose en 1983 et de sa suite directe El pico 2, très certainement les deux oeuvres les plus fortes de sa carrière, puis enfin La estanquera de la Vallecas en 1987. La relation qu'entretenait José Luis avec Eloy De La Iglesia, aussi compliquée soit elle, lui avait au cours de toutes ces années apporté une certaine stabilité. Il avait pris gout au cinéma et arrêté de prendre de la drogue. Cependant rien n'était très évident ni pour le jeune acteur ni pour De La Iglesia. José Luis était hétérosexuel et il ne pouvait pas aller contre sa nature. Leur amour était très fort mais le réalisateur savait qu'il ne serait jamais totalement à lui. Il
l'acceptait. Leur relation n'était pas exclusive. José avait des petites amies qu'il cachait à Eloy qui faisait aussi de temps en temps semblant de ne rien voir. Le cinéaste avait également d'autres amants mais il faisait toujours comprendre que Manzano était à lui et restait prioritaire comme il veillait à ce qu'il ne s'engage jamais avec d'autres. Pourtant José Luis se marie brièvement en 1987 mais cette union ne durera qu'un temps. José Luis retourne vivre chez son mentor même si les deux amants se séparent régulièrement pour mieux se retrouver. Tout deux ont conscience que leur relation sentimentale est toxique. L'amour s'est transformé en passion puis en véritable obsession. C'est le début de la fin
tant pour José que pour De La Iglesia. Ils vont sombrer tout les deux. Devenu persona non grata en cette fin de décennie les studios tournent le dos au réalisateur qui n'a plus beaucoup le vent en poupe d'autant plus que le cinéma espagnol est désormais en crise. De son coté José Luis qui souhaite poursuivre sa carrière d'acteur part avec un lourd handicap. Quelque soit son talent il est estampillé "acteur De La Iglesia" et aucun metteur en scène, aucun producteur ne souhaite voir son nom au générique de leurs films. Les portes se ferment. José doit également faire une pause d'un an le temps de faire son service militaire. A son retour à la vie civile il n'a plus rien. José Luis est sans travail. Il ne lui reste
que l'amour de son mentor mais le jeune homme est fragile. Il replonge dans la drogue. Les deux années qui suivront seront des années noires pour les deux amants qui finissent par se séparer. Le cinéaste souhaite s'éloigner de lui pour se reconstruire, conscient qu'il est au bord du gouffre. José Luis réussit à se trouver un petit travail dans une maison de production mais il est renvoyé après avoir du matériel vidéo afin de se payer de la drogue. C'est un prêtre rencontré par hasard à Getafe, le père Pedro Cid, qui va aider José à s'en sortir. Il le prend en charge et parvient à le faire sortir du giron de la drogue en 1989. On peut d'ailleurs apercevoir le visage de José peint sur une fresque de La dernière Cène à l'Eglise
de notre Dame de Fatima en souvenir du temps passé aux cotés de l'ecclésiastique.
Sevré, José se reprend en main et retourne vivre auprès du metteur en scène qui a définitivement arrêté de prendre de la drogue en 1988. Il accepte de lui rouvrir ses bras et surtout son coeur, définitivement pour le pire cette fois. En 1990 José entame des études dans l'audiovisuel, étudie le cinéma, espère bien remettre le pied à l'étrier et retrouver des rôles. Malheureusement en ce début de nouvelle décennie les choses, les mentalités n'ont pas changé. Dans le milieu du septième art José n'est pas seulement qu'un acteur "Iglesien" c'est aussi un drogué. La presse n'y est pas étrangère, la relation torride qu'il
entretient avec De La Iglesia y a été relatée en long en large et en travers. Personne ne veut plus de lui. Les deux amants ne sont plus que l'ombre d'eux mêmes. Leur amour les dévore, la drogue les détruit. Le cinéaste désormais clean finit par craindre, être effrayé par Manzano qui chaque jour devient de plus en plus violent, prêt à tout pour qu'il lui fournisse les doses dont il a besoin. En juillet 1991 José est arrêté et accusé de vol avec intimidation sur un badaud. Jugé il est emprisonné à la maison de détention de Carabanchel à Madrid où il côtoie drogués et séropositifs. Dans le milieu carcéral la drogue circule librement. Rien de plus simple de s'en procurer, ce que fait José Luis. Le garçon va de plus en plus mal.
Désespéré, angoissé il accepte pourtant d'accorder une interview qui fera la une des journaux. Si José clame son innocence quant aux faits qui lui sont reprochés il fait surtout son mea culpa. Les larmes aux yeux il y avoue regretter son addiction aux drogues et reconnait qu'elle lui a gâché la vie, une vie qu'il aurait tellement souhaiter différente. José se place en victime, ses confessions font mouche. A sa sortie de prison, en début d'année 1992, il accepte d'entrer pour deux semaines dans un centre de désintoxication pendant que Eloy De La Iglesia se bat pour relancer sa carrière, en vain, malgré le soutien de ses amis de toujours Juan Antonio Bardem et Juan Diego.
Sans subvention de l'Etat il est impossible désormais de financer un film en Espagne et il est hors de question que l'Etat apporte la moindre aide au metteur en scène. Le 18 février 1992 José Luis quitte de son plein gré le centre de désintoxication avant que sa cure ne soit finie. Il se rend chez Eloy et se couche. Le cinéaste a quitté son domicile trois jours auparavant. Lorsqu'il rentre chez lui il découvre le corps sans vie de José dans la baignoire, une seringue plantée dans le genou gauche. Il a succombé à une overdose d'héroïne. José est déclaré mort le 20 février 1992 à tout juste 29 ans. Par crainte de la réaction de sa famille Eloy n'assistera pas à ses obsèques.
A la vie à la mort:
Lorsqu'on l'interrogeait sur sa relation avec José Eloy De La Iglesia répondait qu'il était sa muse, sa source d'inspiration sans laquelle il lui serait impossible de continuer à faire des films. Aussi tortueuse (et torturée) qu'était leur relation l'un n'était rien sans l'autre. José devait tout à Eloy, son métier, la célébrité, sa fragile stabilité. Eloy l'avait en quelque sorte crée comme Frankenstein avait crée son monstre et c'est en monstre que s'est transformé Manzano à la fin de leur relation. Quant au cinéaste outre l'amour qu'il lui portait il devait surtout à José son envie de poursuivre ce qui pour lui était sa passion, le cinéma. Cette relation professionnelle et sentimentale débutée quelques années plus tôt au détour d'une rue où le jeune garçon vendait son corps fut aussi constructive que destructive tant pour l'un que pour l'autre. On pourrait qualifier ce lien de parasitaire, de saprophyte. José dépendait entièrement de son mentor. Il a bâti sa carrière, sa réputation tout autour de lui jusqu'à en
devenir indissociable tant et si bien qu'en voulant devenir autonome, voler de ses propres ailes la chute en fut d'autant plus dure. Il s'est retrouvé seul, l'oiseau s'est écrasé. Marqué au fer rouge du sceau du réalisateur les portes se fermèrent les unes après les autres pour le pauvre José qui s'est condamné tant professionnellement que personnellement en voulant s'émanciper tout en condamnant De La Iglesia décidé à le suivre dans sa chute vertigineuse. La mort de l'un devait inévitablement entrainer la mort de l'autre.
C'est d'autant plus ironique que José a toujours incarné des personnages faibles dépendants des autres qui mourraient en fin de film. José était dans la vie ce qu'il était au cinéma d'où cet incroyable naturel, cette authenticité à l'écran qui le rendait si touchant. Il personnifiait à la perfection cette jeunesse espagnole que le cinéma quinqui ciblait d'où son immense popularité en Espagne qui en fit une star aux cotés de Angel Fernandez et José "El Pirri" Fernandez, deux autres figures fortes de ce type de cinéma. La caméra de De La Iglesia n'est pas non plus étrangère à ce succès, à la fascination qu'exerçait José Luis sur son public.
Il est clair que le cinéaste projette ses fantasmes à travers le corps et l'esthétique de ses jeunes délinquants macho et plus encore sur le fragile José Luis. De son objectif il le met sans cesse en valeur, lèche son corps musclé parfaitement dessiné, s'attarde sur son visage qui a gardé une part d'enfance, le déshabille le plus souvent qu'il peut sans jamais avoir peur de faire disparaitre son petit slip (blanc) pour mieux filmer un postérieur charnu, rebondi et ses attributs. Difficile ainsi de ne pas être frappé par la beauté de José Luis, le nouvel archétype du jeune hétéro / pédé à l'instar de la majorité des jeunes comédiens souvent non professionnels auxquels De La Iglesia, en règle plus générale le cinéma quinqui, avait recours. Dorénavant l'homosexuel n'est plus la folle de cabaret ni l'homme maniéré ou excentrique comme le cinéma tant espagnol, italien et même français aimait jusqu'alors le représenter. Ce stéréotype mi-comique mi pathétique mais très populaire est remplacé par ces garçons hyper masculinisés qui incarnent désormais le fantasme type homosexuel. C'est l'ange des rues, le voyou, le petit banlieusard viril, le James Dean latino, le taxi boy et autres petits gigolos, qui se pavane, exhibe un solide torse mâle et un fessier de rêve prisonnier de jeans trop moulants. Le procédé fit à l'époque couler beaucoup d'encre, plutôt mal accueilli car jugé subversif, mais une ère nouvelle se levait indéniablement et allait donner au public une toute autre vision de l'homosexualité bien plus juste et surtout bien plus fantasmatique. Et c'est ce fantasme qu'incarnait et qu'incarne aujourd'hui encore José Luis. Avec ses cheveux bouclés, sa mâchoire carrée et son petit nez de boxeur il était cet ange maudit, ce voyou fragile qui n'a peur de rien du moins au cinéma, qui a tellement de tendresse à revendre.
Ce rêve au masculin on le retrouvait déjà en Italie chez Pier Paolo Pasolini auquel on a souvent comparé De La Iglesia tant sur le plan artistique que sur un plan plus personnel.
De La Iglesia ou l'âme pasolinienne:
Pourrait-on dire que De La Iglesia, l'engagé, fut le Pasolini, l'enragé, à l'espagnol? La comparaison est loin d'être stupide puisque les deux cinéastes possédaient bon nombre de points communs notamment dans leur façon de mettre en scène la société d'alors, d'en donner une vision souvent forte et très juste en dressant des portraits réalistes de leurs personnages, en explorant la marginalité et les transgressions à travers des films qui traitent souvent de sujets tabous comme la religion et la sexualité et bien évidemment l'homosexualité sans pour autant exclure une certaine forme de poésie. C'est bien
évidemment dans sa période quinqui qu'on reconnait en De La Iglesia sa face la plus pasolinienne notamment dans sa manière de décrire la jeunesse et de représenter tant l'érotisme que l'homo érotisme. Tout deux ont la même conception de la beauté masculine, une façon identique de la mettre en valeur, un gout commun pour la jeunesse et son aspect fantasmatique. Comme Pasolini De La Iglesia aimait recruter ses jeunes comédiens dans la rue, petits délinquants et autres voyous au charme indéniable, latinos ou caucasiens issus des couches prolétaires qui possédaient cette beauté brute, ce naturel désarmant même si la beauté physique n'était pas forcément le critère premier. C'est ainsi qu'un garçon
tel que José "El Pirri" Fernandez", à qui il manquait des dents, devint soudainement un sex-symbol, une idole en Espagne, ce qui peut paraitre aujourd'hui incroyable. Il en va de même pour le jeune pasolinien parfois acnéique, pas toujours très beau dans le sens esthétique du terme, mais il possède cependant toujours ce charme inhérent à l'adolescence, aussi particulier ou ingrat soit-il, qu'il ait la peau mate du sud ou le teint clair du nord. Il est surtout comme chez De La Iglesia spontané, nature, ce qui le rend touchant. On retrouve ces caractéristiques essentiellement dans sa trilogie de la vie, Les contes de Canterbury et Le Décaméron leur galerie de visages boutonneux qui surplombent souvent
des corps aux formes grassouillettes. On pense aux indigènes édentés aux yeux étincelants d'amour qui offrent leur corps nubile souvent somptueux dans Les 1001 nuits. C'est le coeur, l'âme et ce qu'elle a à offrir qui détermine la beauté de l'être et de cette beauté nait le coté érotisant que les deux cinéastes mettent en valeur de manière quasi identique.
Si leur parcours artistique et leurs gouts physiques se rejoignent difficile de ne pas faire également le rapprochement de leur vie privée notamment dans leur attirance pour les jeunes garçons. Pasolini ne s'est jamais caché de ses aventures (qui le menèrent à cette nuit tragique du 2 novembre 1975) ni d'avoir ses préférences sur les plateaux de tournage, le plus bel exemple étant bien sûr Salo. On connait tous la relation amoureuse qui liait le
maitre et Franco Merli qu'il avait connu à tout juste 16 ans, le jeune protagoniste des 1001 nuits qu'on retrouvera dans Salo l'année suivante. On connait la relation intime qu'entretenait Pasolini avec Ezio Manni et Claudio Troccoli qui fut son protégé durant cinq ans. Mais c'est surtout l'amour profond qu'il éprouvait pour Ninetto Davoli qu'on retiendra, une liaison amoureuse forte, obsessionnelle qui détruisit Pasolini lorsque Ninetto rompit juste avant le tournage de Salo, laissant le cinéaste dévasté, une rupture dont il ne se remit pas. C'est justement leur amour qu'on peut très facilement mettre en parallèle avec celle de Eloy et José Luis. José Luis avait 17 ans lorsqu'il connut Eloy, Ninetto en avait lui aussi 17. Tout
deux venaient de la rue, l'un à Madrid, l'autre à Rome, tous deux furent la muse, l'acteur fétiche puis l'amant de leur mentor respectif. Pasolini regardait la vie à travers les yeux de Ninetto, José Luis inspirait Eloy. Pour Ninetto la rencontre avec Pasolini a été dixit l'intéressé le début du voyage de sa vie, pour José Luis Eloy fut sa chance de sortir de la misère, vivre un rêve et connaitre la gloire. José était à la base hétéro comme Ninetto et tout deux se ressemblaient quelque peu avec leur touffe de cheveux frisés. Il n'est d'ailleurs pas rare de voir José Luis surnommé dans les magazines espagnols de l'époque "El chico pasoliniano".
Jose Luis s'en est malheureusement allé en ce triste mois de janvier 1992. Qui peut dire l'avenir qu'il aurait pu avoir auprès de De La Iglesia si le destin n'avait pas été si brutal avec lui? Interrogés sur le sujet la famille et les proches de Manzano sont tous d'accord. Le caractère fataliste du jeune homme aurait eu raison de lui. Eloy et lui n'auraient eu aucun avenir. Lui même se savait condamné à mourir jeune. Comme l'a écrit Fuembuena dés sa naissance Manzano n'avait été qu'un long cri silencieux, un corps vide. A plus ou moins courte échéance José Luis aurait fini comme ses cousins maternels, ses anciens camarades de l'UVA et ses amis comme El Pirri ou El Vaquilla. Il aurait été emporté par le
Sida ou une maladie liée au terrible virus, aurait connu une mort violente, aurait été tué dans une fusillade avec la police par exemple.
Ne restera de José Luis Manzano qu'une image, celle d'un garçon fragile, hyper sensible, propulsé malgré lui au rang d'icône, un sex symbol prince du quinqui devenu avec le temps un mythe, ainsi qu'une série de films aujourd'hui cultes réalisée par un homme avec qui il vécut une relation aussi forte qu'empoisonnée, un amour toxique dominé par trois mots, amour, cinéma, héroïne, et qui en rien ne fut un mythe.