Tomas Milian: Le fabuleux destin d'un mythe cubain
Il est impossible de ne pas penser à certains grands noms quand on évoque le cinéma italien des années 70. Il est des acteurs indispensables au genre et dont le nom est gravé en lettres d'or au panthéon des stars d'alors. Tomas Milian fait partie de ceux ci. Acteur hors pair qui tourna très tôt dans de grosses productions italiennes, il devint une icône du cinéma populaire italien, une figure récurrente et incontournable du western-spaghetti et du polar avant de s'affirmer dans beaucoup d'autres genres, du giallo à la comédie, un large éventail à l'image des talents multiples de ce grand comédien qui connut une enfance peu ordinaire qui ne laissait en rien présager l'immense carrière qu'il allait embrasser.
De son vrai nom Tomas Quentin Rodriguez, Tomas Milian est né le 3 mars 1932 à Cubana di Culoni à Cuba. Ainé des quatre fils du général de l'armée du dictateur Gerardo Machado, le bras droit du cardinal de la Havane, Tomas allait vivre une enfance houleuse sous la dictature cubaine et les graves problèmes dus à la situation politique d'alors. Malgré les terribles évènements et les accès de violence du général envers ses fils, Tomas poursuit ses études dans les plus prestigieuses écoles cubaines. A la chute du Dictateur suite au coup d'état de 1952, le père de Tomas est emprisonné. Il vivra très mal cet emprisonnement. Claustrophobe, il tombe gravement malade. Il se voit donc accorder une grâce exceptionnelle et sort de prison. Affaibli par la maladie et supportant mal la honte et sa destitution, il se suicidera en se tirant une balle dans la tête devant les yeux de Tomas. Profondément affecté par le drame, le jeune Tomas refuse pourtant toute aide psychologique et décide de terminer ses études. A la fin de sa scolarité, il quitte Cuba afin de devenir ce qu'il a toujours voulu être: acteur.
Il débarque à Miami en 1955 avec pour seule compagne sa volonté de réussir. Doué pour les langues, il apprend vite l'anglais et s'envole pour New York en 1956 pour rentrer à l'Actor's studio où il prend assidument des cours de comédie. Le jeune homme étonne par sa facilité à apprendre et son aisance dans la récitation. Il est normal alors que Jean Cocteau lors d'un de ses passages dans La Grande Pomme le remarque, très impressionné par Tomas pour qui il a un coup de foudre immédiat. Sentant en lui le talent, il lui propose de l'accompagner en Italie. Il accepte de suite. Une grande amitié va naître entre les deux hommes. L'écrivain lui propose tout naturellement de jouer dans une de ses pièces. C'est à cette occasion que le metteur en scène Mauro Bolognini le remarque. Tomas tournera pour lui son premier film dare-dare en 1959 en Italie, pays qui allait faire de lui une star quelques années plus tard, après une apparition dans la série télévisée américaine Decoy en 1957. Ce film, c'est le drame La notte Brava / Les garçons où Tomas se retrouve aux cotés de noms tels que Antonella Lualdi, Mylène Demongeot ou Jean Claude Brialy. Le film écrit par Pasolini est un énorme succès. Tomas est acclamé pour ce rôle d'homosexuel au même titre que ses partenaires. Il enchaîne alors films sur films, Les dauphins / I dolphini, Il bell'Antonio / Le bel Antonio, L'imprévu / L'imprecato, La mer à boire / Il mare matto et surtout L'extase et l'agonie / The agony and the ecstasy de Carol Reed avec Charlton Heston.
C'est alors que Tomas va entamer sa longue période western. Nous sommes en 1966. Eugenio Martin fait appel à lui pour son Precio di un hombre / Bounty Killers. Le succès du film fait rentrer Tomas dans la légende. Dès lors, il va tourner aux cotés des plus grands noms du genre: Giuliano Gemma pour la série des Ringo de Duccio Tessari, Franco Nero pour Django de Sergio Corbucci et Lee Van Cleef également dans Pour quelques dollars de plus de Sergio Leone. Il est surtout le principal protagoniste d'un des plus beaux fleurons du genre Colorado / La resa dei conti de Sergio Sollima dans lequel il interprète Cuchillo, un révolutionnaire accusé du viol de la fille d'un consul. Il parvient même à éclipser Van Cleef. Il tournera par la suite beaucoup pour Sollima, notamment le tout aussi magnifique Saludos hombres / Corri uomo corri et Il était une fois en Arizona / Le dernier face à face / Faccia a faccia avec Gian Maria Volonte.
Le film qui marquera le plus cette période de sa carrière est sans nul doute le funeste Tire encore si tu peux / Se sei vivo spara de Giulio Questi avec un tout jeune Ray Lovelock qui deviendra un de ses plus proches amis. Petit chef d'oeuvre du western-spaghetti, Tire encore si tu peux connaitra un succès planétaire et sera encensé par la critique.
D'autres westerns vont suivre, genre dont il s'est fait le porte parole. Tomas y incarne le plus souvent l'homme du peuple, idéaliste et pauvre, l'image du révolutionnaire dans un pays en proie au fascisme. Le public s'identifie facilement à lui, il devient le symbole de tout un peuple, son héros. Il ne cesse de tourner. Il est dans Réglement de compte à Tombstone / Cronica di un atraco, Sentence de mort / Sentenza di morte de Mario Lanfranchi dans lequel il joue un dangereux tueur albinos ou encore Tepepa, trois pour un massacre de Giulio Petroni avec Orson Welles et John Steiner alors à ses débuts sans oublier le brillant Vamos a matar companeros / Les compagnons de la gloire / Companeros en 1970 de Sergio Corbucci.
Si Tomas se consacre essentiellement au western durant toute cette période, il n'en délaisse pas pour autant d'autres styles cinématographiques. C'est ainsi qu'on peut le voir dans Bandits à Milan / Banditi a Milano de Carlo Lizzani où il retrouve son ami Ray Lovelock, le drame d'anticipation Les cannibales / I cannibali de Liliana Cavanni aux cotés de Pierre Clementi et Britt Ekland, la comédie polissonne avec Dove vai tutta nuda de Pasquale Fiesta Campanile, l'univers à la Chaplin avec On m'appelle Providence / La vità a volte è molto dura vero Providenza et sa suite Ci risiamo vero Providenza signés Giulio Petroni et surtout le fabuleux drame historique de Lucio Fulci Beatrice Cenci / Liens d'amour et de sang.
Aux débuts des années 70, le western connait ses dernières heures de gloire. Tomas va encore en tourner quelques uns comme Far west story / Cronica del Far West et Le blanc le jaune et le noir / Il bianco il nero il giallo pour Corbucci avec Giuliano Gemma. On mentionnera surtout en 1975 Les quatre de l'apocalypse / Quattro dell'apocalisse, le film crépusculaire de Lucio Fulci où il interprète un énigmatique tueur fou. Le genre s'éteint alors et Tomas débute alors la deuxième partie de sa carrière.
S'il est une des vedettes de Folle à tuer avec Marlène Jobert, c'est désormais au polar que le nom de Milian va être associé. Si en 1971 il avait déjà gouté au genre avec le sublime et envoûtant Vittima Designata / Victime désignée, extraordinaire giallo de Maurizio Lucidi, aux limites par instant du fantastique dont il partage la vedette avec le troublant Pierre Clementi, il récidive avec le dérangeant Non si sevizia un paperino / La longue nuit de l'exorcisme de Lucio Fulci avec Marc Porel et Barbara Bouchet.
C'est en 1974 avec La rançon de la peur / Milano odia: la polizia non puo sparare de Umberto Lenzi qu'il va entamer une longue série de polars et devenir l'emblème du polizeschi qui arrive en force dans le cinéma populaire italien. Sa carrière connait donc un second souffle et les films ne cessent de s'enchainer. Lenzi fait de nouveau appel à lui pour Bracelets de sang / Il giustiziere sfida la città où Tomas interprète un motard justicier extrémiste qui venge la mort de son frère, Milano odia, la polizia trema avec Ray Lovelock et Le cynique l'infâme et le violent / Il cinico, l'infame, il violento. Il incarne un flic face à la délinquance juvénile dans l'excellent Liberi armati pericolosi / Jeunes, désespérés, violents de Enzo Castellari ou encore un truand en pleine ascension au sein de la mafia dans Le confesseur.
Mais Milian va surtout se faire remarquer cette fois en créant trois personnages qui vont devenir trois figures mythiques du genre: le policier Nico Giraldi, flic implacable inspiré de Serpico et les truands Gobbo le bossu, un braqueur difforme implacable, et Monezza dit Poubelle, un anti héros vulgaire, crasseux, au langage fleuri issu du petit prolétariat romain qui sert d'indic. C'est une petite vingtaine de films que l'acteur va alors tourner dans la peau de ces trois personnages dont dix consacrés à l'inspecteur Nico Giraldi, la plupart tournés par Corbucci entre 1976 et 1984. On citera entre autres Flics en jeans / Squadra antiscippo, Squadra Antifurto / Hit squad / Nico l'arnaqueur, Brigade anti-mafia / Squadra anti-mafia, Brigade anti-gangsters / Squadra anti-gangsters ou même une parodie Pas folle le flic / Delitto al Blue gay qui clôture la série.
En tant que Monezza, un rôle que Milian n'appréciait guère, trop timide et introverti pour incarner un tel personnage, on peut le voir dans La mort en sursis / Il trucido e lo sbirro de Lenzi ou La banda del trucido / L'exécuteur vous salue bien / Un flic coriace / Opération casseur de Stelvio Massi.
Le personnage de Gobbo est quant à lui présent notamment dans Brigade spéciale / Roma a mano armata. Ces personnages ne l'empêchent pas de tourner d'autres polars dont celui de Sergio Martino La police accuse / Il servizio segreto uccide ou Emergency squad / Squadra volante de Stelvio Massi.
Toute cette période lui apporte la consécration. Milian est acclamé et devient l'un des acteurs les plus célèbres d'alors, une icône du cinéma transalpin. Il reçoit le prix Rudolph Valentino récompensant l'acteur le plus créatif. Il faut dire que Milian a beaucoup apporté à tous ses personnages qu'il a incarné, ayant une liberté totale d'action, les forgeant à sa manière et leur donnant vie.
Ce n'est pas pour cela qu'il en oublie un cinéma plus réaliste, plus intimiste même. C'est ainsi qu'il apparait dans le très beau Identificazione di una donna / Identification d'une femme de Antonioni en 1982 ou le magnifique La luna de Bertolucci aux cotés d'Irène Pappas. Il ne délaisse pas la comédie pour autant et Tomas apparait, grimé en bossu attardé mental et obsédé sexuel, méconnaissable, dans le premier sketch du Sexycon / 40 gradi all'ombra del lenzuolo de Sergio Martino, comédie érotique composée de trois segments qui réunit entre autres Edwige Fenech, Barbara Bouchet, Sydne Rome ou Marty Feldman. Incroyable composition de l'acteur qui lui vaudra les applaudissements du public. On citera aussi le désolant Messaline, impératrice et putain / Messalina Messalina de Bruno Corbucci, comédie paillarde et vulgaire de triste mémoire. Mais si professionnellement Tomas Milian est comblé, le revers de la gloire est souvent plus amère. L'acteur vit mal ce triomphe, supporte mal cette gloire qui lui pèse sur les épaules. Même s'il ne cesse de tourner, il a de plus en plus de problèmes de santé. Il abuse de stupéfiants et sombre dans l'alcoolisme. Au plus bas, il fera même une tentative de suicide dont il se remettra pourtant.
La fin des années 80 marque également la mort du polar italien qui disparait. La carrière de Tomas va alors s'essouffler. Il commence donc à enchainer seconds rôles et petits rôles en Amérique avant de quitter définitivement l'Italie pour s'installer aux Etats-Unis et mener une carrière 100% américaine. L'univers hollywoodien est malheureusement fort différent de celui de Cinecittà. A Hollywood, Milian n'a aucun monopole et aucun droit créatif. Il joue ce qu'on lui dit de jouer sans droit de regard et cela affecte l'acteur. Les rôles sont difficiles d'autant plus que Tomas souffre de problèmes de poids dus à sa santé. Les temps sont durs mais il s'accroche, vivant de petits films et téléfilms principalement jusqu'à son retour inespéré et fracassant pas seulement dans J.F.K mais surtout en 2000 dans Traffic de Steven Soderbergh où il interprète le terrible général Arturo Salazar inspiré par son père.
On l'a revu depuis en 2002 dans Washington Heights de Alfredo De La Vila, une sorte de rip-off de Mean streets de Scorcese et récemment en 2013 dans Roma nuda de Giuseppe Ferrara.
A 81 ans, Tomas, toujours fort actif aux Etats-Unis, prouve qu'il a encore de la réserve et n'en finira pas de nous étonner, mal en pris à ceux qui le croyaient fini. Les révolutionnaires idéalistes et flics implacables ont la peau dure et sont en quelque sorte des héros immortels, de véritables demi-dieux dont Tomas fait partie!
Véritable mythe du cinéma de genre italien, légende populaire indissociable de ce type de cinéma, Tomas nous a malheureusement quitté le 22 mars 2017 suite à un accident vasculaire cérébral.