Eva Ionesco: Chroniques d'une enfance volée
De longues boucles blondes qui retombent sur les frêles épaules d'une étonnante enfant-femme, son nom est à jamais lié au scandale des clichés que sa mère, source d'une déchéance annoncée, l'artiste carnivore Irina Ionesco, pris d'elle au nom de l'amour et d'une certaine érotisation de l'enfance.
Star malgré elle, poupée Barbie de l'Interdit puis égérie des nuits branchées parisiennes, elle personnifia longtemps l'incarnation du mythe de l'Interdit, la représentation hérétique de toutes les transgressions qui aurait pris les traits d'une poupée fantasmatique aussi hypnotique que fascinante.
Elle fut un ange perdu au milieu des flammes de l'Enfer dont on oublia les cornes pour ne retenir que les ailes afin de mieux oublier la souffrance d'une enfant privée d'âme transformée en jouet médiatique rutilant sous le masque pervers d'un vernis classieux.
Eva Ionesco est au fil du temps devenue un mythe, une icône blasphématrice pour voyeur pervers, l'image d'une enfant sans âge à la beauté irréelle qui aujourd'hui encore s'arrache à prix d'or parmi les amateurs d'érotisme sulfureux. Elle reste et restera l'icône d'une époque révolue et demeure pour ses nombreux admirateurs cette mystérieuse enfant-femme dans ce que l'expression a de plus effroyable dans sa signification intrinsèque, un mélange de fascination et d'admiration.
Trop longtemps occulté par l'ombre de cette mère indigne on a un peu trop oublié que derrière la petite fille il y avait avant tout un être humain, une enfant à part entière qui n'a jamais eu droit à la parole. C'est derrière un mur de silence qu'elle s'est alors terrée, seule avec ses blessures, ses souffrances et ses pulsions autodestructrices.
Après de longues années de honte et de reconstruction, Eva renaît de ses cendres infâmes prête à affronter ce douloureux passé qu'elle a voulu exorciser à travers un film autobiographique présenté en exclusivité à la Semaine de la critique à Cannes. A l'occasion de la sortie de My little princess le 29 juin 2011, le Maniaco a voulu saluer et rendre un bel hommage certes à la jeune fille mais surtout à la femme afin de découvrir sous un jour différent, loin des médisances aux auras méphitiques, l'être humain puis l'artiste. Feuilletons sans plus tarder la Bible Noire d'une petite fille, une princesse pas comme les autres, celle de Eva Ionesco.
Fille de la photographe roumaine Irina Ionesco, Eva est née à Paris le 18 juillet 1965 de père inconnu. C'est à San Francisco qu'elle passe les deux premières années de sa vie auprès de sa mère et surtout de son arrière-grand mère qui va élever la petite fille jusqu'à l'âge de dix ans. Eva grandit dans un univers empreint de mystères et de peur qu'entretient sa mère quant à l'identité de son père. On lui dit qu'il était un espion hongrois qu'elle ne doit en aucun cas tenté de retrouver si elle ne veut pas que la mort vienne la cueillir. A ces terrifiants secrets s'ajoutent toutes les croyances et superstitions propres aux gens de l'Est joliment entretenues par ce cimetière prés duquel la famille de Eva habite.
Dés sa naissance, le sort avait décidé que Eva aurait une vie différente des autres petites filles. Pourtant Eva a besoin comme toute enfant de pouvoir rêver et ces rêves c'est sa mère qui comme par magie va les lui apporter pour le meilleur mais surtout le pire. En effet, quelques étages plus haut, dans cette grande maison souvent lugubre, Irina a fait d'une minuscule pièce une sorte d'atelier orné de miroirs et de lourdes tentures.
Irina est une sorte de fée, un personnage haut en couleurs semblant droit sortir d'un carnaval ou d'une tragédie grecque selon les jours, toute drapée de dentelles et autres fanfreluches. Elle est ce qu'on appelle une foldingue, une excentrique au maquillage outrancier qui veut jouer à l'artiste.
Eva a quatre ans et c'est dans cet atelier que sa mère en cachette de la grand-mère va photographier sa fille, en faire son objet de culte jusqu'à l'âge de dix ans. Et objet est bel et bien le terme adéquate ici. Eva est le jouet de sa mère dont elle dispose à sa guise. Elle déifie cette enfant qu'elle photographie nue, maquillée en prostituée, en porte-jaretelles, boa, grimée en star du muet ou entiérement nue lascive et séductrice, transformée en ange surréaliste au nom de l'Amour et d'une certaine érotisation de l'enfance.
Cet amour absolu, cette adoration qu'elle voue à sa petite fille qu'elle transforme en véritable femme vont lentement détruire Eva qui se perd dans une vie qu'elle ne comprend pas. Son seul repère est son arrière-grand-mère mais Irina le lui arrache le plus souvent possible. Elle l'emmène à Londres où elle achète des tonnes de vêtements farfelus, l'entraîne dans les boutiques branchées de la capitale et lui fait découvrir de vieux films. Si Irina n'a pas d'argent, elle dépense le peu qu'elle a dans les vêtements les plus incroyables. Eva adore cette vie et lentement la petite fille se mue en une mini lolita excentrique, mi-fée mi-démon qu'on emmène dans des parties qui d'élégantes n'ont que le nom lors desquelles on lui fait découvrir d'autres paradis encore plus artificiels.
A la mort de son arrière-grand-mère, Eva perd l'unique repère qu'elle avait. C'est pour elle le début de la fin d'une vie à peine commencée. Elle se retrouve seule, prisonnière des fantasmes débridés d'Irina dont les clichés s'arrachent désormais à travers le monde, loués par les plus grands noms, vénérés par les amateurs de surréalisme.
En ces années de libération sexuelle, en ces temps où le cinéma de David Hamilton et ses nymphettes en proie aux tourments de leurs premiers émois sexuels, les photos d'Eva font scandale auprès de certaines institutions mais elles passent inaperçues aux yeux du grand public. Ce qui aujourd'hui passerait pour de l'incitation à la pédophilie s'ancrait hier dans une certaine mouvance artistique, une normalité qui allait de pair avec ces années de libération sexuelle excessive, une ère incroyablement permissive qu'on peine à imaginer désormais.
L'impact de ces photos va avoir de lourdes conséquences pour Eva mais Irina ne semble pas en avoir conscience. Elle n'a que 12 ans lorsque Jacques Bourtolon sollicite Irina pour que sa fille pose nue pour des photos érotiques. Aussi incroyable que cela peut paraître, cette mère indigne va vendre désormais son enfant toujours au nom de ce sacro-saint amour. Eva en gardera malheureusement un traumatisme dont elle ne guérira jamais.
Elle apparait ainsi nue dans le très sérieux magazine allemand Der spiegel. Le scandale est énorme, sans précédent, à tel point qu'Eva doit mettre un terme à sa scolarité. On l'insulte, on la montre du doigt, on lui crache dessus. Elle est une sorte d'incube qui ne peut plus ni sortir si se montrer pour une chose qu'elle n'a jamais voulu. Le public condamne cette enfant sans aucune autre forme de procès sans même lui demander son avis, sans même la laisser s'exprimer, s'expliquer. On brûle la diablesse sans que jamais sa mère, fée devenue sorcière, ne soit, elle, inquiétée, ni questionnée et surtout condamnée pour avoir brisé la vie de sa fille au nom d'un amour aussi immodéré que irresponsable. Eva ne s'en remettra jamais. C'est pour la petite fille déjà trop adulte une lente descente aux Enfers.
Innocente et vénéneuse, à la fois tout aussi triste que gaie, troublante et hypnotisante, énigmatique mélange d'innocence et de maturité, Eva à qui il est impossible de donner un âge, comme hors du temps, fascinait dans ce rôle de lolita maquillée et habillée comme une adulte depuis sa plus tendre enfance se souvient aujourd'hui Claude Louboutin, son ami de toujours qui ajoute que Eva ne parlait jamais de ces séances photo. Claude avait 13 ans lorsqu'il rencontra Eva, elle en avait alors 10. Du jour de cette rencontre, ils ne se sont plus jamais quittés.
Suite à la publication de ces photos dans le Der Spiegel, Eva va être la proie des cinéastes. La petite fille connaissait déjà l'univers du cinéma puisqu'à 10 ans Roman Polanski fasciné par les clichés de sa mère tomba sous le charme empoisonné d'Eva. C'est ainsi qu'elle apparait brièvement dans Le locataire, inquiétante. Elle participe ensuite avec la bénédiction de sa mère au sulfureux Spermula de Charles Watton. Si son rôle est bref il va néanmoins déclencher les foudres de la censure qui retire le nom d'Eva du générique et exige que soient retirées les scènes où elle joue. Uniquement vêtue de cuissardes noires, la petite Eva était assise sur un divan avant de traverser une orgie.
En 1977 c'est Pier Giuseppe Murgia qui la choisit toujours avec la bénédiction d'Irina pour être l'héroïne aux cotés de la future et sulfureuse lolita du cinéma de genre transalpin, Lara Wendel, 12 ans, et le français Martin Loeb, 17 ans, d'un des films les plus osés de l'histoire du cinéma d'exploitation italien, La maladolescenza / jeux interdits de l'adolescence. Murgia durant 90 minutes filme la découverte de la sexualité de ces pré-adolescents lors de leurs vacances d'été.
Nue une partie du film, simulant des scènes de sexe souvent fort réalistes, Eva plus troublante et perverse que jamais n'a jamais autant ressemblé à une femme, effroyablement mature pour son âge. La sorcière Irina a réussi sa transmutation en enfermant dans un corps d'enfant une sorte de mante. Le film est saisi et sera foudroyé par les censures du monde entier avant de devenir une sorte d'oeuvre culte dans les milieux underground.
Remarquée par Louis Malle, Eva devait interpréter alors le rôle de La petite mais évincée, c'est à Brooke Shield qu'il revient.
Eva n'a que 12 ans mais elle n'en peut plus, elle est arrivée à un point de non retour, prête à imploser. C'est alors qu'elle décide de dire enfin Stop! Elle vit seule avec un garçon de 15 ans qu'elle veut épouser, manière d'échapper à ce qui lui échappe, de vivre une vie qui n'est pas de son âge mais qu'on lui a donné de force... qui sait!
Irina est alors déchue de ses droits parentaux et c'est la DDASS, alarmée par ce statut de vie impensable, qui va alors prendre la charge d'Eva. L'adolescente vient de toucher le fond et de maisons de correction en centres spécialisés, de fugues en déprimes, Eva qui évite de justesse la prison est seule, perdue.
C'est dans la folie et la chaleur des nuits parisiennes qu'elle va noyer son désespoir. A 15 ans, elle passe du stade de lolita diabolique au stade d'égérie branchée, papillon de nuit aux ailes de feu.
Pris dans le tourbillon d'une adolescence qu'elle ne contrôle pas, Eva passe ses nuits au Palace où les dirigeants exploitent sa notoriété. Les photos de Eva prises dans l'ivresse des nuits branchées de la capitale font une fois de plus le tour du monde et nuisent encore plus à l'image de l'adolescente. Elles achèvent de la détruire.
Pourtant Eva tourne encore pour le cinéma. Elle est à l'affiche de L'amant de poche de Bernard Queysanne aux cotés du jeune Pascal Sellier dont elle est la petite fiancée qui doit rivaliser avec une prostituée trentenaire interprétée par Mimsy Farmer, l'initiatrice sexuelle de l'adolescent. Même si elle n'y a aucune scène de nu, celles ci étant réservées à Pascal Sellier, et n'y tient qu'un rôle secondaire, le sujet reste sulfureux et le film fait une fois encore frémir la censure. Devrait on oublier l'abominable Journal d'une maison de correction de Georges Cachoux où, vêtue de cuir noir, outrageusement maquillée, Eva interprète une jeune putain des rues qui finira en maison de redressement.
A cette même époque elle devient le modèle favori de Pierre et Gilles qui firent d'elle leur muse pour toute une série de clichés érotiques dans le plus pur style du célèbre duo.
A 16 ans, Eva vit des maigres somme d'argent que lui verse l'assistance publique mais elle n'abandonne pas la comédie. Elle prend en effet des cours de théâtre chez Antoine Vitez puis Pierre Romans et enfin Patrice Chéreau.
Parallèlement Eva s'enfonce de plus en plus, vit à cent à l'heure sans pourtant vivre car privée de véritable vie. Elle est à l'image des photos de sa mère, une jolie poupée de chair dont on dispose et expose mais dont personne n'a vu l'âme ni même cherché à questionner quant à savoir ce qu'elle ressentait ou tout simplement voulait. Eva est condamnée à se taire et à garder toutes ses souffrances pour elle nées d'une mère qui a détruit son enfant au nom de l'amour, d'un monde qui n'a vu en elle que son propre profit.
On a parfois conseillé à Eva de renier cette mère indigne, d'oublier son passé mais oublie t-on un tel passé et surtout peut on renier une mère qui, inconsciente ou peut être même folle, a agi au nom de l'amour pour son enfant. Le dilemme est grand!
La souffrance de Eva est telle qu'elle n'a jamais pu parler ni de son enfance ni de son passé, prisonnière de démons qu'elle ne peut exorciser. Elle pouvait encore moins tuer Eva afin de renaître ou tout simplement de naître enfin pour ne plus être ce monstre dont personne ne veut écouter la tragique histoire analyse t-elle aujourd'hui. Ce meurtre, le suicide de cet alter ego destructeur elle ne le fera qu'à 30 ans, une fois enceinte de son fils Luka, lorsqu'elle a enfin pu trouver la force de commettre ce geste salvateur afin de couper tout lien avec son passé.
Aprés avoir intenté un procès à sa mère, elle tenta en vain de récupérer tous les clichés d'elle la montrant nue lorsqu'elle était enfant. Elle voulait ainsi récupérer ce droit à l'image. Un véritable calvaire se souvient Eva tant la femme à qui elle s'adressa se montra austère, inhumaine. Irina questionnée il y a quelques années à ce sujet répondit simplement que c'était une autre époque. Devrait on parler d'inconscience?
Eva même à bout de force s'est pourtant toujours battue pour s'en sortir même s'il lui a fallu du temps pour exorciser ce lourd et douloureux passé auquel elle ne pourra pourtant pas échapper. Il restera en elle comme un trauma sournois.
Eva est toujours restée dans le milieu artistique et sa carrière ne s'est jamais arrêtée en tant qu'actrice d'une part, une discipline pour laquelle elle a tourné de nombreux films et téléfilms, un cinéma souvent d'auteur ou parfois plus populaire mais qu'elle marque de son éternelle blondeur, sa beauté énigmatique, sa voix haut perchée, cette sensualité si flegmatique et ce regard toujours aussi fascinant qui lui sont si personnels. Les nanas, Meurtres à domicile, La nuit porte jarretelles, L'orchestre rouge, Hotel de France, Comment font les gens, La sévillane, Eros thérapie, Quand je serais star, Ecoute le temps, Ruptures, Les stars... sont quelques uns des films dans lesquels elle est apparue. Eva a également joué dans de nombreux courts-métrages et séries télévisées. Et c'est aujourd'hui son fils âgé de 17 ans qui prend la relève. Modèle lui aussi, il fera ses grands débuts de comédien dans le nouveau film de Larry Clarke.
Autre discipline dans laquelle elle excelle est l'écriture. Eva a notamment écrit des contes pour enfants. La photographie est la troisième corde à son arc. Eva expose régulièrement ses oeuvres tant à Paris qu'à l'étranger.
A 46 ans, elle vient d'ajouter une quatrième corde à cet arc, celle de réalisatrice puisqu'elle a enfin mis en scène cette vie qu'elle a toujours voulu taire afin d'exorciser définitivement ce passé à travers un film auto-biographique amèrement intitulé My little princess. N'en déplaise pourtant à certains esprits, Eva a signé une oeuvre tout en demi teinte et avant tout trés pudique. Elle a tenu à éviter toute forme d'images scabreuses et c'est pour cette raison que My little princess est exempt de toutes scènes de nudité. Il était hors de question confesse Eva de montrer une enfant nue. C'est aussi une des raisons pour laquelle l'histoire d'Eva rebaptisée Violetta pour les besoins du scénario commence non pas à quatre ans mais à dix et demi et n'est jouée que par une seule et même petite actrice, Anamaria Vartolomei. Profondément humain, My little princess met l'accent sur la tragédie d'une enfant et la folie d'une mère même si Eva avec ce recul qu'elle a souhaité est loin d'avoir tout dit et montré à travers ce film certes inégal mais trés personnel.
Projeté au festival de Cannes en avant-première lors de la semaine de la critique en présence de sa réalisatrice toujours mal à l'aise au milieu de ce faste qu'elle aime fuir, une partie des spectateurs quittèrent la salle, choqués ou offusqués, preuve qu'aujourd'hui encore l'histoire d'Eva ne laisse pas insensible mais également que certaines choses dérangent encore. Espérons que loin des mondanités bourgeoises et des convenances "noeud pap'" d'un festival clinquant, lisse et toujours aussi politiquement correct, le film trouve son public et y reçoive l'accueil qui lui est dû.