Le transgressif et le terroriste: David Rocha et Tito Lucchetti
Il fut pour l'un une des figures emblématiques d'un certain cinéma espagnol subversif qui sut, élégant et raffiné, ramener à lui tout un public gay en jouant sur une certaine ambiguïté sexuelle. On se souvient du second pour son apparition dans ce classique de l'horreur transalpine qu'est Virus cannibale. Très longtemps resté anonyme, non crédité au générique, on ne pouvait cependant faire l'impasse sur ce visage de Dom Juan aux cheveux longs qui interprétait un jeune et redoutable terroriste dans la première partie du film. Aussi peu connus soient ils dans notre hexagone, tout deux jouissent néanmoins d'une grande popularité dans leur pays d'origine chacun dans leur domaine respectif.
Pour bien commencer 2017, le Maniaco s'est donc intéressé à ces deux séduisants comédiens qui à leur manière ont illuminé l'horizon du cinéma ibérique des années 70 et 80. Ce voyage au coeur de l'Espagne d'hier va d'une part permettre à tous ses admirateurs de découvrir le parcours de cet hidalgo raffiné, le séduisant David Rocha, d'autre part de faire plaisir aux fans de Virus cannibale en dévoilant l'identité du ravissant terroriste dont on aurait tous voulu être l'otage, Tito Lucchetti.
Frère de l'actrice Lupe Rocha, David Rocha de son véritable nom José Luis Moreno Rocha est né le 16 avril 1954 à Medina de las torres près de Madrid. Très attiré par le monde du cinéma, le petit David collectionne dés son plus jeune âge les photos de ses idoles Marlon Brando, Bette Davis, Charlie Chaplin. Il avoue être obsédé par leur date de naissance, ravi s'il découvrait qu'ils étaient bélier comme lui. A 14 ans sa décision est prise, il sera acteur, menaçant son père de fuir le domicile familial s'il l'en empêchait. C'est donc tout naturellement que David rentre à tout juste 17 ans à l'école d'arts dramatiques de Barcelone, l'Adria Gual. Tout va alors très vite pour l'adolescent qui ne tarde pas à fouler les scènes de théâtre où il va enchainer de nombreuses pièces dont MacBeth. Il fait en 1972 ses débuts à la télévision dans un épisode de la série pour enfants Poly en Espagne. Il est au générique de la série allemande Percy Stuart et tient un rôle dans El mercader de Venecia adapté de Shakespeare. Au cinéma on l'aperçoit dans le western Les charognards meurent à l'aube, la dramatique Aborto criminal de Ignacio Iquino dans lequel il endosse le temps de quelques scènes le costume d'un voyou vêtu à la Orange mécanique et Relax baby, un érotique perdu de Jess Franco dont il est l'unique protagoniste avec la déjà toute poissonnière Lina Romay.
David qui officie encore sous le nom de José Luis Rocha avoue n'avoir jamais vu ce film qu'il recherche avidement. Le bel hidalgo est également au générique de quelques romans-photos à succès et fait les beaux jours des magazines de culturisme pour lesquels il adore poser. C'est Michael Skaife alias Miguel Madrid qui lui offre en 1973 son premier véritable rôle dans le sordide El asesino de munecas, un thriller horrifique sulfureux teinté de nécrophilie, d'homosexualité et de pédophilie. Le film fit grand remous en Espagne à sa sortie de par les thèmes qu'il soulève, une aura de scandale qui va servir José Luis désormais crédité sous le nom David Rocha. C'est aussi pour la presse l'occasion de faire ses choux gras de sa relation avec Inma de Santi, sa partenaire du film alors âgée de 14 ans. On les dit en couple, le jeune acteur de 21 ans rétorque qu'ils sont simplement d'excellents amis, une profonde amitié née lors du tournage. Les photos des tourtereaux font la une des journaux espagnols, alimentent les magazines fleur bleue. Leur relation est pointée du doigt dans une Espagne alors très fermée et conservatrice.
En ce qui concerne le film en lui même, le jeune comédien l'a toujours défendu. Il l'aime beaucoup et en garde de merveilleux souvenirs. Interpréter un homosexuel ne lui a pas posé de problème tout comme jouer nu, ce qui deviendra habituel par la suite. La nudité est naturelle dit-il. L'acteur joue un rôle comme s'il s'agissait de la vie réelle. S'il doit être nu, pourquoi alors refuser de se dévêtir d'autant plus ajoute t-il que ses films étaient érotiques jamais pornographiques. Très à l'aise avec la nudité, sans complexe, jouer en tenue d'Adam n'a jamais été un problème pour David qui ne s'est jamais préoccupé de ce qu'on pouvait dire ou penser à une époque où le nu était essentiellement réservé aux femmes. L'érotisme masculin était généralement destiné à un public gay qui sut faire du jeune comédien une de ses icônes.
David va gentiment poursuivre sa carrière au cinéma. Il est à l'affiche de la sympathique comédie Sexy... amor y fantasia dans laquelle il a une audacieuse scène de nu dorsal. Toujours aussi séduisant, "mucho caliente", il interprète Toni, un jeune homme très attiré par sa fringante belle-mère mais également par une putain. Egalement amoureux d'une prude paysanne, le choix va être pour lui compliqué surtout que les trois femmes se jalousent farouchement. Après une apparition dans la comédie El apolitico, il est repéré par Luis Bunuel pour qui il tourne en 1977 Cet obscur objet du désir. Ce fut pour David une expérience enrichissante et de Bunuel il garde le souvenir d'un homme solitaire mais très humain, une qualité qu'il a beaucoup aimé car ce qui importait avant tout le plus pour David c'était le coté humain des gens avec qui il travaillait. Il tourne ensuite pour Enrique Guevara le très osé Ultimo pecado de la burguesia dans lequel il a les scènes érotiques les plus pimentées de sa carrière, aux limites du porno soft, et d'enivrants plans de nu frontaux qui nous dévoilent sans fard une généreuse virilité. De quoi en étourdir plus d'un! Peu importe si le film provoqua les foudres de la censure, ce fut pour David une nouvelle expérience dit-il qu'il ne renie en rien. Et c'est tout ce qui comptait à ses yeux.
Il va par la suite travailler régulièrement pour Paul Naschy dont il deviendra proche. David a toujours eu beaucoup d'estime pour Paul qu'il a toujours appelé Jacinto (son véritable prénom). c'est un des cinéastes qui avec Michael Skaife a le plus compté dans sa vie, celui pour qui il a le plus de respect. Il tournera sous sa direction quatre films entre 1979 et 1984 El caminante, le peplum Los cantabros, le film familial Mi amigo el vagabundo et El retorno del hombre lobo. David sera ensuite au générique d'une comédie musicale Las aventuras de Enrique y Ana.
En 1985 David fait la une des journaux en annonçant son suicide le 25 avril de cette année à 7 heures du matin, un geste qu'il ne commettra heureusement pas. Si aujourd'hui il reste flou quant aux raisons qui l'ont poussé à faire une telle déclaration, il précise tout de même que dans la vie on prévoit parfois des choses sur lesquelles on se ravise par la suite.
Après cette étonnante parenthèse, il décroche en 1986 un rôle dans le téléfilm El rey y la reina. David tournera son ultime film, La herencia del mal, une petite bande horrifique ratée et brouillonne jamais distribuée en Espagne que l'acteur n'aime guère évoquer encore moins connaitre les raisons d'une telle catastrophe. Il faut dire qu'à cette époque, David ne trouvait plus beaucoup de plaisir à faire du cinéma. Las des interviews, des séances de photos et autres reportages pour la presse, fatigué des médias de façon générale, déçu par le milieu lui même et de certaines personnes, il met un terme à sa carrière d'acteur pour mieux rebondir dans le doublage, une opportunité qui s'était présentée à lui lors du tournage de El caminante durant lequel Il avait rencontré Carlos Revilla, un des grands noms du doublage en Espagne. Revilla travaillait alors sur une série télévisée. Suite à la défection d'un des doubleurs il demanda à David de doubler un des personnages. Comme l'expérience avait plu à David c'est pourquoi il choisit cette voie lorsque s'il se retira des projecteurs. David fut la voix entre autres de Richard Dean Anderson et Pierce Brosnan. Il dirigea entièrement le doublage de la série Falcon crest et Lance avec Lorenzo Lamas. Il doubla aussi des séries animées comme Les 4 fantastiques et X-men. Il fut également la voix de jeux vidéo. Le monde du doublage ne lui apporta pas que du bonheur. David confesse que cet univers est tout aussi bercé de déceptions que le monde du cinéma. Il en est ressorti là encore un peu déçu.
De sa carrière d'acteur David retiendra surtout de El asesino de munecas qui reste le film qui lui a procuré le plus de bonheur, un film qu'il adore encore aujourd'hui. Il est heureux de son parcours et surtout d'avoir toujours été libre de faire ce qu'il voulait sans avoir peur du régime franquiste. Il revendique cette liberté dont il fier comme il est fier d'avoir été aux cotés de quelques autres acteurs un des piliers d'un certain cinéma transgressif. Nous en sommes fiers également et David restera à nos yeux et ceux de ses admirateurs ce gracile jeune homme désinhibé incarnation d'une certaine liberté, un latin lover dont le talent n'a d'égal que sa beauté à la fois précieuse et troublante.
Né à Barcelone Tito Lucchetti crédité parfois sous le nom de Alfredo Lucchetti Jr est le fils du célèbre acteur et comédien de théâtre espagnol Alfred Lucchetti décédé en 2011. Issu d'une illustre famille d'artistes, il aurait été étonnant que Tito ne suive pas les traces de son père et de ses oncles Francesc et Antoni Lucchetti. Il fait ses débuts à la télévision dans un épisode la série Llibre dels fets del bon rei en Jaume avant une première petite apparition au grand écran, un simple rôle de figuration, dans la comédie douce amère Los últimos golpes de 'El Torete'. un des films interprété par une des icônes du film adolescent ibérique, El Torete, alias Angel Fernandez Franco, un délinquant héroïnomane devenu comédien mort du sida à tout juste 24 ans. Tito obtient son premier véritable rôle au grand écran grâce à Virus cannibale de Bruno Mattei dans lequel il joue le jeune et fort séduisant chef des terroristes qui prend en otage le consulat, un personnage que tous les fans du film se souviennent tant il irradie l'écran de son insolente beauté. Après cette incursion dans le domaine de l'horreur, Tito s'essaie à l'érotisme avec De nina a mujer de Carlos Aured, le temps qu'on puisse admirer son corps parfait, puis tient un des rôles principaux dans la comédie El fascista, doña Pura y el follón de la escultura aux cotés notamment de Nieves Navarro. ce sera son ultime film si on excepte une furtive apparition dans Ultimas tardes con Teresa en 1984 et surtout Los mares del sur, un petit thriller signé Manuel Esteban en 1992.
Plus que pour le cinéma, c'est avant tout à la télévision que Tito va se consacrer. Entre 1978 et 2002 Tito est au générique d'une dizaine de séries, mini-séries et téléfilms ibériques.
Son métier d'acteur ne l'empêche pas de s'adonner au théâtre, une passion transmise par son père, un virus qui a lui aussi atteint sa soeur Monica, comédienne renommée en Espagne. Si dans les années 80 Tito foulait déjà les planches entre deux films et feuilletons, le théâtre va réellement prendre le dessus dans les années 2000. Après avoir étudié l'art dramatique, Tito va multiplier les activités artistiques dés 2002. Il est assistant metteur en scène pour quelques téléfilms, travaille en régie sur quelques comédies musicales dont Hair en 2011 avant d'enseigner lui même la mise en scène à l'école de cinéma de Barcelone. Tito mettra lui même en scène ses premières pièces en 2011 et 2012, Cop de rock et La familia irreal.
Illustre artiste en Espagne, Tito, tout comme le fut son père, est aujourd'hui une figure phare de la scène espagnole, un parcours aussi insoupçonné que réussi pour celui qui fut le temps de quelques séquences l'implacable mais si charmant terroriste de Virus cannibale, un rôle pour lequel il restera à jamais gravé dans les mémoires bissophiles même si de son coté il n'est pas difficile d'imaginer qu'il a depuis longtemps oublié cette participation dans cette joyeuse bande horrifique devenue depuis culte.