Las crueles
Autres titres: Les cruelles / The exquisite cadaver / The cruel ones / Un cadaver exquisito
Réal: Vicente Aranda
Année: 1969
Origine: Espagne
Genre: Thriller
Durée: 90mn
Acteurs: Capucine, Carlos Estrada, Teresa Gimpera, Judy Matheson, Alicia Tomás, Eduardo Doménech, José María Blanco, Manuel Bronchud, Víctor Israel, André Argaud, Miguel Muniesa, Luis Induni, Santiago Satorre, Joaquín Vilar...
Résumé: Une jeune femme, Esther, tente de se suicider en se jetant sous un train. Cinq ans plus tard, un éditeur reçoit à son bureau un paquet contenant une main humaine qu'il s'empresse d'enterrer. Un second colis arrive à son domicile renfermant cette fois une robe et la photographie d'une femme. La femme de la photo, à l'origine des colis macabres, débarque alors dans leur vie. Elle invite l'éditeur chez elle puis disparait. Il y découvre dans un réfrigérateur le corps d'Esther avec qui jadis il eut une relation amoureuse intense. L'étrange femme se rapproche de l'épouse du journaliste. Elle lui avoue qu'elle était l'amante d'Esther dont elle était follement amoureuse. L'épouse confesse de son coté qu'elle était au courant de la liaison de son mari avec cette fille. Elle l'avait fait suivre par un détective qui est parvenu in extremis à sauver Esther du suicide. La jeune fille s'est par la suite entichée d'un docteur qui abusa de sa confiance mais elle ne s'est jamais remise de sa rupture d'avec l'éditeur. Esther est-elle vraiment morte? Y a t-il réellement un cadavre dans le frigo? A quel jeu morbide joue la mystérieuse femme? Toute la vérité éclatera lors d'un final dramatique...
Cinéaste social très engagé politiquement Vicente Aranda n'appartient seulement pas à la famille des Intellectuels espagnols mais il fait aussi partie des grands réalisateurs ibériques, ceux qui surent marquer de leur patte l'histoire du cinéma espagnol. S'il s'est rapidement spécialisé dans un cinéma social et politique souvent cruel dans lequel l'érotisme tenait une place importante ses deux premières réalisations liées à la Nouvelle vague, Fata morgana et Brillante porvenir, sont bien plus marginales, difficilement classables et difficile d'accès. Son troisième film, Las crueles, qui emprunte son titre aux
Diaboliques de Clouzot, tout en étant un peu plus accessible, n'en demeure pas moins un thriller étrange, tortueux aux limbes par instant du fantastique.
Un éditeur s'apprête à publier un nouveau roman. C'est à ce moment qu'il commence à recevoir d'étrange petits paquets envoyé à son bureau. Le premier contient une main soi-disant en cire qu'il enterre dans un parc. Il reçoit un autre colis à son domicile cette fois. Sa femme l'ouvre. Il contient une robe, la photo d'une inconnue et un mot lui demandant s'il veut un avant-bras. Elle lui demande des explications. L'éditeur lui dit que c'est un ami, Parker, qui lui a envoyé. Parker serait l'auteur du nouveau roman de science-fiction qu'il doit publier.
Jalouse, l'épouse ne le croit pas et commence à l'espionner. Elle remarque qu'il est suivi par la femme de la photo qui elle même s'aperçoit très vite que l'épouse l'observe. De plus en plus nerveux l'éditeur décide de savoir qui est cette mystérieuse femme. Il se retrouve chez elle, une maison qui l'a bien connu jadis. C'est celle d'Esther, une jeune fille dont il fut l'amant cinq ans plus tôt. Esther était une fille étrange, folle amoureuse de lui. Elle avait fini par construire toute sa vie autour de lui mais il l'a quitté. Elle se serait suicidée. La mystérieuse femme lui avoue que d'une certaine façon elle est à jamais liée à Esther. Après qu'elle l'ait drogué l'éditeur découvre, à moins que ce ne soit qu'un rêve, le corps d'Esther
amputé d'une main conservé dans un réfrigérateur. Il se réveille chez lui, le corps peint en jaune. Sa femme ne croit pas un mot de cette histoire abracadabrante. Elle se rend chez l'énigmatique femme qui lui donne une toute autre version des faits. C'est son mari qui la persécute et invente ces histoires macabres. Elle lui parle d'Esther également, une jeune fille leucémique maltraitée par son médecin traitant dont elle s'était pourtant amouraché. Elle prit alors Esther sous son aile et suivit de près l'histoire d'amour intense qu'elle s'était imaginée vivre avec l'éditeur. L'épouse avoue qu'elle était au courant de cette infidélité grâce à une lettre trouvée dans les affaires de son mari. Esther a bien tenté de se suicider mais
elle a été sauvée in extremis. Esther a ensuite disparu. Il y a bien sur aucun cadavre dans le frigo ni colis macabre. Tout cela serait le fruit de l'esprit malade de l'éditeur que son épouse décide finalement de quitter. Après cet entretien l'étrange femme quitte Barcelone. A peine est-elle partie de son domicile que la police arrive. Cachée dans la cour l'épouse épie les policiers. Ils ont trouvé un cadavre amputé dans le frigo!
Avec Fata morgana, une oeuvre quasi expérimentale, Vicente Aranda aimait jouer de façon parfois maladroite avec l'espace-temps, les frontières du rêve et de la réalité tout en y ajoutant un soupçon de fantastique dans un décor digne d'un post-nuke. On retrouve ces
caractéristiques dans ce thriller morbide mais de manière cette fois bien plus maitrisée. Le principe de l'intrigue est de savoir si les évènements décrits sont issus de l'esprit d'un homme névrosé victime d'un passé qui lui revient soudain comme un boomerang ou si tout est bien réel, si c'est le cas qui le manipule et pourquoi. Le point de départ est intéressant mais encore plus intéressante est la façon dont sont traités les quatre personnages principaux. Impossible de réellement les percer à jour tant Aranda s'amuse à les rendre plus énigmatiques les uns que les autres, les montrer sous différentes facettes comme autant de miroirs qu'il placerait dans un labyrinthe, à brouiller les pistes, à retourner les
situations et troubler son jeu. On arrive à ne plus pouvoir distinguer la victime du bourreau, on peine à savoir qui tire les ficelles et pour compliquer encore plus les choses Aranda crée une relation plus qu'ambigüe entre Esther et la mystérieuse femme, une relation trouble sur laquelle plane une ombre de saphisme. Mensonges, fantasmes, cauchemars, difficile de démêler cet imbroglio machiavélique qui contrairement à Fata morgana trouvera toute sa logique, sa cohérence lors d'un dénouement inattendu où les cartes s'abattront une à une révélant en fait un terrible drame sentimental. Au bout du compte, tous sont victimes, tous sont coupables chacun à sa manière. Las crueles peut ainsi être vu comme une réflexion
sur les rapports parfois difficiles de couple, sur la souffrance qui accompagne toutes formes de relations amoureuses et c'est grande surprise qu'on verra comme très souvent dans le cinéma tant transalpin qu'ibérique d'alors triompher le lesbianisme.
Particulièrement lent, il ne se passe quasiment rien durant 90 minutes, Las crueles dont il ne faut attendre ni effusion de sang, ni meurtre féroce encore moins un contenu sexuel explicite pique suffisamment la curiosité du spectateur pour que jamais il ne s'ennuie vraiment, tenant absolument à savoir où veut en venir Aranda, connaitre le pourquoi du comment de ce drame d'autant plus que les personnages sont très bien dessinés voire
fascinants (l'énigmatique femme). Tout aussi percutantes sont les hallucinations délirantes, les cauchemars (ou les horribles réalités) dont Aranda parsème son film, des scènes morbides comme la femme recroquevillée dans le frigo au son d'une voix sépulcrale qui s'avère être une bande magnétique, le cadavre qui prend vie et se met à virevolter dans les airs voire horrifiques comme les membres humains tranchés qui arrivent dans d'étranges paquets jaunes... autant de scènes aussi oniriques que macabres, aussi captivantes qu'effrayantes qui d'emblée créent un malaise indicible.
L'interprétation est à la hauteur du scénario, tout bonnement impeccable et contribue
largement à la réussite du film. Le vétéran Carlos Estrada est un époux antipathique qui joue très bien sur l'ambiguïté de son personnage. Teresa Gimpera qui avait fait ses grands débuts à l'écran dans Fata morgana est une épouse impassible, jalouse et obstinée parfaite. L'anglaise Judy Matheson joue à la perfection sur la fragilité de son rôle de maitresse brisée. Quant à la française Capucine, sombre, élégante, énigmatique, elle donne toute son aura de mystère au film qu'elle traverse comme un oiseau de mauvais augure, cruelle, monotone, résolue.
Malgré son scénario complexe Las crueles n'est jamais qu'un thriller psychologique
vaguement inspiré de Sueurs froides resté inédit chez nous. Mise en scène avec sensibilité et intelligence voilà une histoire de vengeance angoissante et passionnante où l'évidence ne l'est soudainement plus au fil d'un mystère qui ne cesse de s'épaissir avant que l'intrigue vire doucement au drame passionnel et se transforme finalement en une intense et poignante histoire d'amour tant lesbienne que hétérosexuelle. Petite perle du thriller ibérique Las crueles, malgré ses quelques défauts, est la preuve évidente du talent d'un cinéaste injustement méconnu aujourd'hui oublié.
Originellement tourné sous le titre El cadaver exquisito, Aranda dut bien malgré bien lui rebaptiser le film Las crueles car les producteurs trouvaient ce titre trop explicite. Par un heureux fruit du hasard et pour la plus grande joie de son réalisateur surtout, son titre original fut conservé pour sa sortie vidéo et ses passages télévisés sur les chaines espagnoles.