Il mare
Autres titres: The sea
Réal: Giuseppe Patroni Griffi
Année: 1962
Origine: Italie
Genre: Drame
Durée: 100mn
Acteurs: Umberto Orsini, Dino Mele, Françoise Prévost, Renato Scala, Celestino Caffiero, Anna Ricci, Renato Terra, Gianni Chervatini, Salvatore De Pasqualis, Alfredo Di Stefano, Giuseppe Ferrari, Pasquale Esposito...
Résumé: Un homme passe quelques jours à Capri en plein hiver. Il est seul. Il rencontre une nuit un jeune garçon ivre, tout aussi seul. Il tombe sous son charme et découvre en lui sa part d'homosexualité. Leur relation est troublée par l'arrivée d'une femme avec qui l'homme va tenter de retrouver une certaine normalité puisqu'il a du mal à accepter son homosexualité qui a brisé le jeune garçon...
Homme de lettres, dramaturge, romancier, homme de théâtre et d'opéra Giuseppe Patroni Griffi fut également scénariste et metteur en scène même si sa filmographie ne compte que sept films étendus sur quelques vingt années. Sept films mais quels films puisqu'il signa essentiellement des drames morbides sur fond d'érotisme vénéneux. Sa toute première réalisation, Il mare, tournée en 1962, reste à ce jour son oeuvre la plus aboutie, la plus forte, la plus troublante et audacieuse d'autant plus audacieuse qu'elle ose traiter d'homosexualité masculine à une époque où le sujet est encore plus que tabou en Italie.
Quasiment aucun metteur en scène n'avait encore traité ce sujet trivial au cinéma si ce n'est par simples touches discrètes (Les amants diaboliques de Visconti). Il faudra attendre plusieurs décennies pour que le sujet soit abordé au grand écran. On peut facilement imaginer l'accueil que Il mare reçu à sa sortie mais surtout l'importance culturelle qu'il représente dans l'histoire du cinéma italien puisqu'on peut considérer qu'il est un des tout premiers films gay transalpins.
Un acteur renommé décide de se retirer quelques temps à Capri. L'ile est quasiment déserte à cette époque de l'année. Il est seul. Il semble attendre quelqu'un. Une femme dont
il espère un message, un appel. Un soir au coin d'une ruelle alors qu'il erre désemparé il fait la connaissance d'un jeune garçon, un adolescent ivre. Intrigué puis comme attiré par le garçon il se joint à lui. Ils boivent ensemble puis se séparent. Le lendemain tout n'est qu'un souvenir mais l'acteur le rencontre à nouveau. Ils se lient d'amitié, tissent au fil des jours un lien trouble. Leur solitude semble les rapprocher. Le garçon s'attache à lui, l'homme parait avoir peur de ce qu'il ressent. Une nuit après s'être de nouveau querellés et que l'acteur est ivre l'adolescent le ramène chez lui et le plonge dans la baignoire qu'il remplit d'eau. Il l'y laisse, inconscient, au risque de le tuer. L'acteur est furieux et refuse de le revoir. Ils se
reverront cependant et leur lien se renforcera jusqu'au jour où une femme, très belle, mais aussi très seule elle aussi, va se mettre entre eux. L'acteur se rapproche de l'inconnue puis finit par coucher avec. Il ne la quitte plus et délaisse le garçon. Jaloux, il en prend de plus en plus ombrage. Leur relation se dégrade. L'acteur se met à le haïr et le rejette peut être par peur des sentiments qu'il éprouve pour lui. La femme, lasse de ce jeu et de la cruauté dont il fait preuve avec l'adolescent, s'éloigne. L'acteur somme le garçon d'appeler un ami, ses parents, pour simplement dire qu'il va bien, qu'il est à Capri. Au petit matin l'acteur se réveille et comprend qu'il ne peut vivre sans le garçon. Il quitte la chambre où dort encore l'inconnue.
Il est trop tard. L'adolescent a quitté l'ile. Puis c'est au tour de la femme de partir. Elle a compris que c'est l'adolescent qu'il aimait. L'acteur se retrouve seul à Capri. Il a tout perdu.
Si on devait apparenter Il mare à d'autres films ou réalisateurs on penserait notamment à Resnais, à Bergman mais surtout à Antonioni et sa fameuse trilogie en noir et blanc L'avventura, La notte et L'eclisse pour son approche particulièrement visuelle qui remplace ici la narration habituelle. Il mare se présente en grande partie sous la forme d'une succession de tableaux, de peintures auxquels s'ajoute une multitude de jeux de regard, de geste et postures à interpréter, le tout dans des décors quasi immobiles, froids. Point
d'explication non plus. On ne saura jamais qui sont les trois protagonistes pas même leur nom ni ce qu'ils sont venus faire à Capri l'hiver. Ils sont anonymes comme s'ils n'existaient pas au milieu de cette ile pluvieuse, venteuse qui n'aura jamais été filmée de manière aussi triste, aussi morne, à des années lumières des images enchanteresses des dépliants touristiques. Peu importe qui ils sont ils ont tous trois un point commun: leur désespoir, leur solitude, peut-être leur envie de mourir également. Ils errent dans les rues désertes et silencieuses de l'ile. Tout est fermé, les volets des maisons sont clos, le ciel est gris. Il ne semble n'y avoir personne si ce n'est quelques rares autochtones. Tout ce vide (à l'image du
vide de la vie des protagonistes) renforce ce sentiment de solitude, angoissante presque claustrophobe.
C'est dans ce décor glacial que l'acteur qu'on devine réputé, qui attend un appel qui ne viendra jamais, rencontre une nuit l'adolescent. L'alcool dans lequel il noie ce qui le torture les réunit mais une attirance mutuelle également. Le jeune garçon d'une beauté angélique est seul, seul au monde (on le comprendra lors des scènes finales), il loue une chambre dans un petit hôtel. Cherche t-il en l'acteur un ami, un grand frère, un père? Si Patroni Griffi laisse planer un moment l'ombre du doute ce que ressent le jeune garçon comme ce que
l'acteur ressent devient rapidement une évidence qui visiblement effraie l'homme. Leur relation claire obscure se transforme en une sorte de jeu brutal, violent, teinté de peur, d'envies refoulées. C'est l'occasion pour le cinéaste de nous offrir des scènes métaphoriques absolument splendides, particulièrement fortes baignées d'un homo-érotisme raffiné. L'intensité de ses scènes, leur symbolisme, les codes qu'utilise Patroni Griffi avec une telle intelligence balaie d'un revers de la main tous les doutes qui pouvaient encore exister. Lorsque l'acteur croise de nouveau le garçon adossé, enivré, à un mur il lui arrache brutalement sa bouteille qui devient un objet phallique. S'ensuit une lutte féroce dont
la force, la violence n'est due ni à l'alcool ni à la colère mais simplement au désir sexuel qui explose, l'envie de posséder l'autre. La force de suggestion est telle qu'on pourrait presque la ressentir derrière l'écran, s'en imprégner.
La scène suivante dans la chambre d'hôtel est aussi significative, tout aussi intense, filmée comme un tableau vivant chorégraphié, les deux hommes se chassant tout d'abord dans la pièce, la bouteille phallique devenant l'enjeu, puis sur le lit. C'est un ballet, une véritable parade amoureuse entre deux coqs que met en scène ici le cinéaste où chaque geste est étudié, tous symbolisant la puissance de leur sexualité ardente mais pour autant se toucher
ni totalement s'abandonner. On s'excite sans réellement affirmer son homosexualité. Rarement le désir n'aura été aussi bien exprimé, aussi fortement suggéré. Et si cette cour virile se termine dans un simulacre de meurtre, le jeune garçon abandonnant l'acteur ivre mort dans une baignoire remplie d'eau au risque qu'il se noie, il ne s'agit que d'une métaphore, celle d'un rêve humide, d'une relation sexuelle torride qu'imagine l'acteur au réveil alors qu'il enlève ses vêtements trempés, furieux non pas de ce geste qui aurait pu lui couter la vie mais de penser qu'il s'est passé quelque chose entre eux, quelque chose dont il ne souvient pas et qui lui fait peur. C'est l'excuse pour fuir le jeune garçon, le rejeter avant
de lui revenir cette fois définitivement. Ce rapprochement se fait là encore par le biais de subtils jeux de caméra donnant l'impression que les deux hommes durant le repas qu'ils partagent au restaurant ne cessent d'être de plus en plus proches, leur visage leurs lèvres semblant par instant se toucher alors qu'ils ne font que parler ou fumer.
Si leur homosexualité est désormais évidente l'arrivée de la femme (qui possède à Capri une villa qu'elle veut vendre, seul élément qu'on saura d'elle) va faire exploser leur relation. Si au départ on pouvait penser que l'inconnue est la femme qu'attendait désespérément l'acteur puisqu'en la voyant pour la première fois il l'embrasse c'est là encore sa manière à
lui de se rassurer et tenter de revenir vers une certaine normalité en voulant se convaincre de son hétérosexualité. C'est d'autant plus flagrant que dés lors il va volontairement s'éloigner de l'adolescent pour vivre, du moins prétendre vivre une jolie histoire avec cette femme, très attirante, elle aussi terriblement seule. Ils ne se quittent plus mais on devine que l'acteur joue un jeu que la femme perçoit. Elle se doute de la relation qui existe entre les deux hommes mais ferme les yeux, espère peut-être avoir tort, tandis que l'acteur est plus un voyeur qu'un vrai amant. Il se contente de la suivre, de l'épier dans les rues de Capri, de l'observer entre deux promenades, donnant là encore à Patroni Griffi l'occasion de filmer
ces scènes comme une véritable chorégraphie, un incessant et somptueux ballet fait d'ombres et de lumières. La tension, palpable, monte entre les trois protagonistes. Le garçon est écarté, il se sent de plus en plus isolé. Il souffre de ce rejet mais encore plus de la torture morale puis physique que lui fait endurer l'acteur jusqu'à cette nuit d'humiliation cruelle sous le regard de la femme. C'est de nouveau la peur des sentiments, de qui on est vraiment qu'il exprime à travers cette haine, cette méchanceté. L'amour derrière la haine. C'est d'ailleurs cette nuit là qu'il couchera pour la première fois avec la femme comme pour achever de se convaincre. Au petit matin il quittera la chambre en catimini pour tenter de
retrouver l'adolescent, la caméra fixée sur l'inconnue qui feint de dormir puis sur son regard vide, déçue par une nuit qu'on devine sans amour. Elle a compris. Malheureusement il est trop tard. Le garçon a quitté l'ile plus seul au monde que jamais. Puis c'est au tour de la femme, toujours aussi seule, de partir. La mer les a tout deux avalé comme elle semble avoir avalé toute vie dés les premières images. La boucle est bouclée. L'acteur a tout perdu. Il est maintenant seul, véritablement seul sur l'ile battue par les vagues rongé par le remord d'avoir définitivement raté sa chance de vivre ce qu'il est réellement.
Il mare est petit chef d'oeuvre artistique absolu à la fois d'une telle tristesse, d'un tel
désespoir mais d'une telle intensité tant dramatique que visuelle magnifié par un noir et blanc somptueux qui le rend encore plus fascinant, plus déprimant. L'interprétation est purement magistrale. Umberto Orsini, dans la peau de l'acteur, tient certainement là un de ses meilleurs rôles tout comme Françoise Prévoist. Quant au jeune Dino Mele il est la révélation du film. Découvert par le cinéaste ce jeune napolitain de 20 ans crève littéralement l'écran de par sa beauté quasi divine sublimée par la caméra du cinéaste, étonne de par son jeu d'une sidérante justesse. Comme fasciné par son jeune comédien Patroni Griffi délivre à travers lui quelques scènes d'un homo-érotisme foudroyant notamment celle où il
prend sa douche sous la pluie ou celle torse nu, seul dans sa chambre face à l'objectif du metteur en scène, comme s'il offrait son bel éphèbe au spectateur après que l'acteur l'ait jeté, comme s'il se l'offrait à lui même. Le cinéaste n'a en effet jamais caché son homosexualité. Il fut longtemps le compagnon du metteur en scène Aldo Terlizzi. Quant à Dino Mele il eut une gentille carrière à l'écran (A la recherche du plaisir, Un amour à trois, La violenza e l'amore, Le règne de Naples...) mais beaucoup se souviennent surtout de lui comme étant le garçon à l'harmonica qui incarne Charles Bronson jeune dans Il était une fois dans l'ouest. Dino nous a quitté en 2012.
Quasiment dépourvu de musique (la partition musicale signée Giovanni Fusco qui accompagne certaines scènes est magnifique), le silence pesant est de rigueur, filmé avec peu de dialogues Il mare reste aujourd'hui une pièce maitresse dans la filmographie très courte du réalisateur mais aussi une oeuvre incontournable du cinéma gay, un exercice artistique brillant, intemporel qui marquera le spectateur tout ayant marqué l'histoire du cinéma italien comme étant l'un des très rares films traitant de l'homosexualité masculine. Il est malheureusement dommage que le film soit aujourd'hui très difficile à visionner, oublié des éditeurs. Resté invisible de longues années une superbe copie tirée d'un de ses rarissimes passages télé circule sur la toile. De quoi réjouir les amateurs en attendant qu'un jour, avec un peu de chance, Il mare refasse surface et sorte enfin des tiroirs où il moisit depuis des lustres.