Maniaco Deprebis

Connu pour son cinéma souvent rude, austère, le réalisateur hellène Nikos Koundoros (L'ogre d'Athènes, Ville magique, Le visage de la Méduse) revisite à sa façon en 1963 deux contes grecs mythiques écrits au 2ème et 3ème siècle avant J.C, "Les idylles pastorales" de Theocrite et "Daphnis et Chloé" de Longus, dans une oeuvre épurée qui en son temps provoqua colère et incompréhension de la part des critiques tant en Europe qu'en Amérique malgré un succès publique honorable et de nombreuses récompenses (six en tout) lors de sa projection en festival.

Quelque part en Grèce 2000 ans avant J.C des bergers descendus de la montagne et leurs troupeaux errent sous un soleil de plomb en quête d'eau sur des terres arides, désertiques. Skymmos, un petit garçon âgé d'une douzaine d'années, découvre un point d'eau dans lequel se baigne une jeune fille du même âge, Chloe. Elle appartient à un village de pêcheurs. Ces derniers sont partis en mer et ne reviendront que dans quelques semaines, laissant seules les femmes. Au départ Chloe refuse le contact avec Skymmos qu'elle semble fuir mais au fil des jours les deux enfants se rapprochent, attirés l'un par l'autre tant

physiquement que sexuellement. Tsakalos, un berger, est quant à lui très attiré par Arta, la belle épouse d'un pêcheur. Celle ci se refuse à lui, entièrement dévouée à son mari, mais la tension sexuelle est plus forte que tout. Elle finit par céder. Ils font l'amour. Le couple comme les deux enfants sont observés par un jeune berger muet, Lyka, un adolescent d'une quinzaine d'années. Le jour du départ Skymmos refuse de partir avec les siens. Il veut rester avec Chloe mais la jeune fille refuse consciente que Skymmos la quittera un jour. Skymmos lui jure qu'il restera avec elle toute la vie. Deux bergers viennent le chercher et l'emmènent de force. L'enfant réussit à s'échapper. Alors qu'il s'apprête à rejoindre Chloé il surprend

Lyka entrain de violer Chloe qui finit par céder et lui offre sa virginité. Se sentant trahi l'enfant se noie...
En adaptant à l'écran quelques uns des éléments des oeuvres de Theocrite et Longus Koundoros comme d'accoutumée s'éloigne du cinéma grec conventionnel, de la représentation qu'il donne de son pays et de son histoire, belle, grandiloquente, magique et fabuleuse à l'image même de cette histoire, de la mythologie. Le rêve fait place ici à l'austérité dés l'ouverture du film. Un groupe de paysans et de bergers exténués vêtus de haillons errent sur une terre désertique, aride, sous une chaleur caniculaire. Tout n'est que roche et poussière. Les puits sont secs. Ce n'est que lorsque Skymmos, le petit berger de douze ans, trouve enfin de l'eau que le film débute. Si l'eau donne la vie elle donne aussi vie

au film et par la même à deux histoires parallèles qui se recoupent, celle de Skymmos et Chloe, deux pré-adolescents qui se découvrent et tombent amoureux, et celle de Tsakalos et Arta, le berger et la femme d'un marin, qui finiront par céder à la tentation charnelle. A partir de là Koundoros donne naissance à une oeuvre essentiellement visuelle truffée de symboliques qui nous ramène aux origines de l'Homme, de la civilisation et nous rappelle la toute puissance du désir, de la chair, le sexe, la tentation étant omniprésents durant tout le métrage. Ils en sont la quintessence même.
Il y a d'un coté les hommes, les bergers nomades, de l'autre un village de femmes qui

attendent le retour des hommes partis en mer pour la saison de la pêche. Ces femmes ont créé une barrière symbolique que les hommes ne doivent pas franchir pour éviter toute tentation et rappeler que la femme n'appartient qu'à un seul homme à qui elle est soumise. Les quatre principaux protagonistes vont bafouer les règles, bouleverser l'ordre des choses et céder au désir qui de jour en jour se fait plus fort, plus ardent. Koundoros revient à l'origine des choses, tel et Adam et Eve, en réunissant les éléments de la vie: l'eau et la terre soit l'homme et la femme dans un florilège de rites ancestraux qui remontent à la nuit des temps. Dés le départ le jeu de la séduction, entre timidité et appréhension, tient une place

prépondérante. Après lui avoir offert de l'eau pure Chloe tient à préciser à Skymmos qu'un homme doit allumer un feu pour conquérir le coeur de celle qu'il convoite avant que ne commence une forme de longue parade où chaque pas semble chorégraphié, étudié. Homme et femme partagent trois des quatre éléments fondamentaux: la terre, l'eau et le feu. L'air, élément féminin, représente l'oiseau et c'est un oiseau, un goéland précisément, que Skymmos sacrifie et donne en offrande à Chloe qui lors de sa première rencontre avec le garçonnet avait été clair sur un point: elle n'aimera jamais un homme qui ferait du mal à un animal, là encore un oiseau en référence au goéland que maltraite Skymmos. Aux yeux

d'une femme l'Homme ne pense qu'à ses bêtes et ne trouve que peu d'intérêt en l'être humain. Un homme capable d'aimer un animal mérite donc son attention. Tout dans le film relie les protagonistes aux quatre éléments, omniprésents, alors que les protagonistes se rapprochent lentement à travers rites et danses dans un climat de tension sexuelle palpable. Koundoros recoupent régulièrement ces deux romances pastorales en faisant vivre aux deux enfants ce que vivent et ressentent les deux adultes comme quoi la séduction, les rapports homme-femme sont ancrés en chacun de nous et ne sont qu'une incessante répétition tant dans le fond et que dans la forme.

Le sexe est le ciment qui unit les êtres, la finalité de tout rite, il régit la vie et nos actes. Outre la maltraitance animalière l'aspect clairement sexuel du film est ce qui a peut-être autrefois fait grimacer la critique qui ne vit en lui qu'une succession de scènes à caractère clairement sexuel, une suite d'images érotiques dans lequel Koundoros projetait ses fantasmes y compris dans le titre lui même, explicite. Si l'amour qui nait entre le berger et l'épouse du pêcheur aussi beau mais adultère soit-il reste décent plus délicat est peut-être celui entre les deux pré-adolescents, les Aphrodites du titre. Jeunes Aphrodites traite aussi de l'éveil de la sexualité, des premiers désirs, des premières pulsions. On ne compte plus les plans

où la caméra de Koundoros glisse sous la petite chemise entrouverte de Chloe et s'attarde subrepticement sur ses seins naissants lorsqu'il ne la filme pas seins nus, audacieuse, sensuelle, une sensualité exacerbée qui enveloppe par ailleurs tout le métrage, comme un rêve chaud et humide. L'attirance sexuelle des deux pré-ados est si forte, si magnifiquement filmée qu'elle transpire à travers l'écran, attisant nos fantasmes tant et si bien qu'on attend plus qu'une chose: savoir s'ils perdront leur innocence. Le final est malheureusement plus cruel, plus mélancolique. Si Arta et Katsalos partiront ensemble, ils ont choisi une vie nomade, les choses sont différentes pour les deux enfants qui ont choisi le sédentarisme.

Skymmos est inopinément témoin du viol de Chloe par le jeune berger muet, un garçon d'une quinzaine d'années qui a passé son temps à espionner les deux couples tout au long du film. On pourrait associer ce personnage muet, ambigu, presque inquiétant à Caïn, le traitre. Lasse (ou vaincue) la fillette abandonne la lutte et offre à son agresseur sa virginité, une trahison aux yeux de Skymmos qui après avoir décroché le goéland du pieu sur lequel il était crucifié se noiera. Une conclusion amère, un no happy end qui laisse un goût étrange au fond de la gorge.
L'interprétation est à la hauteur du film, purement excellente. On saluera avant tout la

prestation des deux jeunes acteurs, l'androgyne Kleopatra Rota et le blond Vangelis Ioannidis, qui portent sur leurs frêles épaules une oeuvre difficile. Ils sont tout deux fort convaincants dans leur rôle respectif et dégagent quelque chose de fascinant, troublant mais ils n'eurent pas une longue carrière par la suite. La très jolie Eleni Prokopiou et Takis Emmanuel (Le voyage fantastique de Sinbad, Jeux pervers), le couple adulte, sont aussi ardents. Quant à Kostas Papakonstantinou (Lykas le jeune muet) sa beauté ténébreuse juvénile crève l'écran dans un rôle trouble voire inquiétant.
Filmé en un superbe noir et blanc, quasiment muet (il y a très peu de dialogues mais ceux ci

sont ici simplement inutiles), magnifié par les entêtantes, envoutantes musiques de Yannis Markopoulos, Jeunes Aphrodites et son esthétique très picturale est un magnifique conte fait d'images sublimes forte de symboles, une sorte de rêve, de poème qui nous transpose dans un univers mystique d'un autre temps, sauvage, rude mais d'où émane une sensualité, un érotisme pré-pubère torride à l'image des revendications sociales, des premiers frissons de la libération des moeurs de ce début d'années 60, une libération que l'Italie attrapera au vol la décennie suivante en proposant un cinéma qui explosera toutes les

barrières et les tabous avec des pellicules aussi sulfureuses que La maladolescenza, une fable noire sur l'éveil de la sexualité qui frise le chef d'oeuvre.
Si le succès public du film permit à Nikos Koundoros de pouvoir tourner d'autres films et d'asseoir enfin sa réputation de metteur en scène face à la critique il finit pourtant par désavouer ce film sur "le néant idéologique" pour reprendre ses propres termes. Reste que Les jeunes Aphrodites est un petit trésor du cinéma grec qui longtemps encore fascinera par la richesse de ses thèmes, sa beauté austère et sa sensualité à fleur de peau. A découvrir d'urgence.