Ciao Gulliver
Autres titres: Adieu Gulliver / So long Gulliver
Réal: Carlo Tuzii
Année: 1970
Origine: Italie
Genre: Drame
Durée: 106mn
Acteurs: Lucia Bosé, Antonello Campodifiori, Sydne Rome, Lorenzo Piani, Marco Ferreri, Lea Padovani, Enrico Maria Salerno, Luca Sportelli, Norman Stone, Marco Gobbi, Maurizio Romoli, Marco Marocchini, Grazia Di Marzia, Ken Del Conte, Fabio Gamma, Giancarlo Cortesi, Leopoldo Migliori...
Résumé: Daniele, un jeune journaliste spécialisé dans le reportage documentaire, se bat pour que les médias, notamment la télévision, soient le reflet de la réalité de notre monde. Il dénonce la famine, les guerres, la pauvreté et veut plus que tout que les médias ne soient plus un moyen pour endormir la masse au profit de ceux qui détiennent le pouvoir. Daniele s'est crée un univers imaginaire dans lequel il est Gulliver malmené et torturé par les Lilliputiens. Son monde interfère souvent avec la réalité. Son principal adversaire est le puissant Gasbini qui retourne tous ses projets à son propre avantage. Lorsque ce dernier détourne le sens profond de son dernier projet consacré à la famine pour en faire un nouveau succès publique Daniele perd la raison...
Producteur, scénariste, metteur en scène Carlo Tuzii après avoir été formé à la RAI travailla principalement pour la télévision et fut également un proche collaborateur de Vittorio Gassman. Pour le grand écran Tuzii ne réalisa qu'un seul et unique film, sorti en 1970, le très étrange Ciao Gulliver, une de ces perles rares du cinéma italien anticonformiste comme on aimait alors en faire.
Daniele est un jeune journaliste de 26 ans. Il réalise des documentaires pour la télévision, un média qui pour lui doit servir pour informer la masse de tous les maux de notre planète:
la faim, la guerre, la misère, et non pas comme moyen pour endormir et tromper les gens, leur mentir afin d'avantager les plus puissants. Daniele s'est imaginé un univers dans lequel il se transpose régulièrement. Il y est Gulliver retenu et torturé par les Lilliputiens qui cherchent à le réduire à l'impuissance. Bien souvent son monde imaginaire interfère avec la réalité. Dans son combat au quotidien pour se faire entendre et montrer la vérité sans fard il est soutenu par Evelyn, une jolie trentenaire qui pour lui a tout abandonné, sa vie, son mari et son fils, Claudio un ami chez qui il vit et sa petite amie Gloria une étudiante américaine de vingt ans. Le principal adversaire de Daniele est Gasbini, un puissant fonctionnaire qui
travaille lui aussi pour la télévision. Hypocrite, Gasbini prétend le plus souvent être de son coté et approuve ses projets mais trouve toujours un moyen pour en tirer avantage et les transformer en purs produits de consommation pour satisfaire sa propre ambition: sa soif de pouvoir. Tout bascule le jour où Daniele propose son tout dernier projet, un reportage sur la faim dans le monde. Gasbini parvient tellement bien à retourner le projet à son avantage que le documentaire devient un énorme succès publique. Il en a détourné son sens profond, la dénonciation du pouvoir, à l'origine de la famine dans le monde. Réalisant qu'à présent les choses ne changeront plus Daniele perd pied. Il prend cependant encore un risque:
celui de commettre un meurtre absurde qu'il veut "démonstratif". Il demande à un inconnu rencontré sur la route d'être sa victime consentante. Il l'écrase. Une fois de plus le crime passe inaperçu, personne ne se soucie de sa disparition. Ce geste lui coute son amitié avec Claudio qui le laisse tomber. Gloria fuit ce monstre. Quant à Evelyn, écoeurée par cet acte stupide qu'elle n'accepte pas, elle finit par le quitter. Il la retrouve in extremis à l'aéroport, passe la nuit avec mais conscient qu'il a perdu son combat contre le pouvoir Daniele/Gulliver se suicide. Alors que Gulliver agonise sur la plage une silhouette surgit de la mer. Un nouveau "Daniele" est prêt à continuer la lutte.
Ceux qui s'attendaient à une adaptation du célèbre roman de Jonathan Swift seront déçus. Ciao Gulliver est certes une fable mais une fable sociale, futuriste, un film d'auteur qui se veut une féroce dénonciation du pouvoir des médias, du pouvoir tout court, responsable de tous les maux de notre planète. Pour se faire, Tuzii met en scène un jeune journaliste qui a fait de sa vie un combat féroce contre la puissance médiatique. Daniele a son double, Gulliver le héros de notre enfance, qui est retenu prisonnier sur une plage par les Lilliputiens (en fait ses propres collègues de travail transformés en lutins aphones) qui ne sont jamais que les représentants de ce contre quoi Daniele se bat dans la vie. Difficile de
parler de tous les thèmes que le metteur en scène aborde dans cette bande extraordinaire mais le fil conducteur en est les médias plus précisément ici la télévision qui habilement a toujours su détourner la vérité afin d'endormir la masse populaire, lui faire croire ce qu'elle veut bien montrer à travers des images savamment étudiées qu'elle oriente là où elle veut bien les orienter, toujours du coté de ceux qui détiennent le pouvoir. Ce sont eux que Tuzii dénoncent à travers son personnage, responsables de tous les misères et fléaux que notre planète subit, guerres, famines, pauvreté, drogues..., qu'ils prennent un malin plaisir à entretenir afin justement de garder ce pouvoir. En faire prendre conscience à la masse met
ce pouvoir en danger, rien de mieux donc que de détourner ces réalités souvent insupportables pour en faire des programmes tout public presque ludiques qui les rendent inoffensifs. Tout est alors illusion, on regarde comme si on assistait à une mise en scène. Mais il y a toujours quelqu'un quelque part qui tente de se rebeller et d'ouvrir les yeux du public, un Gulliver.
Tuzii avec un savoir-faire remarquable et une incroyable intelligence met en scène une oeuvre forte, magistrale qui pointe du doigt et accuse avec férocité notre société de consommation qui vit sur la misère des autres. Ciao Gulliver surprend non seulement par sa force mais également par sa construction qui pourra parfois déstabiliser.
On passe régulièrement du rêve à la réalité à travers la double identité du héros (le journaliste/Gulliver) mais l'imaginaire interfère par moment avec la réalité pour ne plus faire qu'un tout. Déconcertant mais si habile. Il joue avec les décors (très design années 70 et semi futuristes) qui très souvent font illusion. L'appartement de Daniele fait penser à un décor de théâtre, les écrans de télé sont présents quasiment partout et lorsqu'il n'y en a pas tout rappelle un poste de télé, un écran, une fenêtre, une grille à travers on regarde. Il est omniprésent et règne en maitre. Et lorsqu'il n'y a pas d'écran c'est à travers une longue vue que Gulliver observe notre monde de sa plage, une longue vue qu'il finira par briser.
Lorsqu'il ne joue pas sur l'artifice Tuzii a recours à une série de tableaux, de peintures souvent symboliques qu'il agence de manière surprenante mais également de scènes choc. Inoubliable est la séquence où le Père Noël est crucifié sur un bûcher sur la place publique, celle particulièrement virulente du discours du prêtre prédicateur suivi de la condamnation à mort de Gulliver transformé en Christ pour l'occasion, crucifié puis décapité, de son cou jaillit alors un geyser de sang pourpre (symbole de l'hypocrisie de l'Eglise tout aussi coupable), et celle des photos de petits biafrais et autres victimes de la famine devant lesquelles les puissants rient et se gavent lors d'un repas festif. Quant à celles qui mettent
en scène Gulliver et les Lilliputiens, les effets spéciaux aussi simples soient-ils, elles font parfaitement illusion et sont tout bonnement géniales, tout aussi percutantes.
L'interprétation est tout aussi magistrale. Ciao Gulliver peut s'enorgueillir d'une distribution haut niveau, Antonello Campodifiori en tête, un jeune acteur qui travailla essentiellement pour la télévision, excellent dans le double rôle de Daniele/Gulliver. Il est entouré de l'excellente Lucia Bosé (Evelyn) qui faisait avec ce film son grand retour au cinéma, Enrico Maria Salerno odieux en puissant fonctionnaire dévoré par le pouvoir, le générique Lorenzo Piani dont ce fut un de ses seuls grands rôles parmi les plus de deux cents titres auxquels il
participa durant sa longue carrière et la toujours séduisante Sydne Rome (la candide Gloria) à une époque où elle enchainait les films d'auteur (La ragazza di latte...) sans oublier ni Lea Padavoni et son look étrangement futuriste excellente en journaliste à l'accent allemand ni l'apparition de Marco Ferreri dans le rôle inquiétant du prédicateur. Attribuons une palme d'honneur à la sublime partition musicale aujourd'hui culte signée Piero Piccioni, obsédante, angoissante, martiale, avec ses choeurs hystériques qui composent le thème principal.
Pour son unique réalisation pour le grand écran tournée durant l'hiver 1970, Carlo Tuzii
signe une oeuvre étonnante, une dénonciation au vitriol des moyens d'information et de leur pouvoir dans notre monde. Rarement film aura mis aussi bien, aussi intelligemment en lumière la lobotomisation du peuple par les média qui le maintiennent dans un univers mensonger, le rendent sourd et aveugle tout en tirant financièrement profit de la situation mais également des idées de ceux qui tentent de se rebeller, très vite réduits au silence par tout ce radical-chic. La peinture qu'offre Tuzii du monde de demain est particulièrement sombre, violente dirigé par un gouvernement inquisiteur, quasi hitlérien qui obéit aux médias. Si le pessimisme domine le métrage le metteur en scène termine cependant avec
une note d'espoir avec cette silhouette qui surgit de l'océan lorsque Gulliver meurt. Il y aura toujours quelqu'un quelque part pour reprendre le relais, d'autres Gulliver.
Ciao Gulliver est un film terriblement efficace, fascinant, effrayant. Il fait partie de ces trésors perdus du cinéma italien, ces perles rares qui au fil du temps sont tombées aux oubliettes, quasiment invisibles aujourd'hui et qui mériteraient amplement d'être (re)découvertes via un support numérique, aucune édition pas même vidéo n'existant à ce jour de ce petit chef d'oeuvre.